Exorciser la peur

Exorciser la peur

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Quand nous nous interrogeons sur la condition humaine il est souvent question de l’enfance, un paradis pour les uns et un enfer pour les autres. Quoi qu’il en soit nous sommes paraît-il devenus des adultes en prenant corps dans l’espace et le temps social.

Parfois je retrouve le goût de l’enfant en devenir caché sous la cendre. C’est comme une braise ardente qui m’enflamme, donnant sens au mystère que je suis à moi-même. Il m’est impossible de formuler avec des mots cet état paradoxal qui m’abstrait parfois du temps et de l’espace social pour me plonger dans un ailleurs que j’ai fini par appeler le pays de l’émerveillement. Un autre regard, un autre ressenti.

Ce n’est plus seulement du sens dont il s’agit mais d’une corporalité affective qui anime ce sens. Le monde extérieur n’a pas changé ; mon humeur a changé. Tout mouvement, toute action, tout rapport avec l’environnement devient familier et amical. La peur a disparu. J’ai fini par me demander si ce n’était pas Dieu qui avait peur de cette création. Peur de cette nécessité que nous avons de tuer toujours, même une carotte, pour pouvoir exister, peur de tuer des animaux, peur d’être tués nous-mêmes. Loi fondamentale qui pose le problème de la création dont bien entendu je n’ai pas résolu l’énigme. Mais il m’arrive de pouvoir en goûter le goût quand je suis dans ce pays de l’émerveillement.

Derrière la peur il y a l’incapacité d’agir, de donner une réponse immédiate à un danger qui surgit en nous ou autour de nous. La peur empêche de vivre car elle empêche de mourir. Je pense qu’en Inde on appelle cela la fin de l’ego. Certaines personnes restent toute leur vie au bord de l’eau, au bord de l’amour, au bord de soi, dans l’incapacité d’aller à la découverte de l’inconnu, de l’autre, de cette partie invisible de soi que certains appellent Dieu, ou l’inconscient, ou l’universel. La peur nous fige. Il n’y a plus de réponse juste. Il n’y a même pas de réponse du tout à la situation qui a surgi dans notre vie. Certes, tout franchissement des limites sert sa part d’émerveillement. Mais pour certains le risque à prendre est trop grand.

Ce qui se passe actuellement est plus grand que la découverte du feu, nous allons connaître le temps électronique ! Nous allons recevoir de nous-mêmes et des autres des images qui circulent à la vitesse de la lumière et il n’y aura pas l’espace que nous connaissons. Nous aurons juste un petit écran dans lequel le virtuel va prendre la place du réel escamotant le temps et l’espace de notre réalité quotidienne.

Je m’interroge par rapport au mot “spirituel”. Je ne suis pas psychiatre et je vais donc vous poser deux questions :
• Quel est le sens donné en psychiatrie au mot “spirituel” ?

• Et quelle est cette corporalité affective et sensorielle qui l’anime ?

Christian Bobin, dans son livre sur Saint François d’Assise, raconte qu’il y a un âne dans la vie de Saint François d’Assise. Il dort quand François dort, il mange quand François mange. Il prie avec lui, il ne le quitte jamais, il l’accompagne du premier au dernier jour de sa vie.
C’est son corps, le corps de François d’Assise. C’est ainsi qu’il l’appelle, “mon frère l’âne”. C’est une manière de s’en détacher, mais sans le rejeter, car c’est avec ce compagnon qu’il faut aller au ciel, avec cette chair impatiente et ses désirs encombrants. Pas d’autre accès aux sommets éternels que par cette voie-là, escarpée, caillouteuse, un vrai chemin de mulet.
Voyez-vous ce que je veux dire ? Un vrai Chemin de mulet. Et nous sommes ce pauvre âne, mal foutu, sac d’os, toujours un peu abîmé aux oreilles.

Cela me rappelle une histoire dans la Bible, dans le livre de Tobie, où à la fin, quand ils arrivent en terre de Nohab, le roi de Nohab a très peur des Israélites parce qu’il connaît le livre du passé, et il se demande quelle révolution vont faire ces êtres étranges appelés des…, je ne sais pas comment on les appelait à l’époque, peut-être des Juifs ou des Israélites. Il va trouver le magicien de Balâam qui a le pouvoir de retenir la foudre et de la faire parler par sa voix pour qu’il les maudisse. Balâam au début dit non, et puis comme tous les gens qui se sont dits “oh ! Après tout je vais quand même le faire”, il dit “je vais aller voir”. Et quand on dit “je vais aller voir” c’est qu’on a déjà décidé qu’on allait le faire.
Il part sur son âne et tout d’un coup, l’âne voit devant lui un ange avec une épée qui lui dit. “Stop !” Alors l’âne change de direction, il va à travers champs. De nouveau, l’ange est là : stop ! Alors, comme l’âne voit qu’il y a un peu de place entre les deux murs, il se glisse entre les deux murs et là, évidemment, Balâam s’écorche un peu les genoux en passant. La troisième fois l’âne voit l’ange qui tient toute la route entre les deux murs.
Comme dirait l’autre, si c’était Coluche, vous voyez de quoi je parle ? Là, l’âne en a marre. Il se couche. Alors Balâam, qui ne voit toujours rien, lui, Balâam parle avec l’âne qui lui dit : “il y a un ange qui est là, je ne peux pas passer”. Et là Balâam renonce.

Moi, ce qui me touche dans cette histoire, c’est qu’un âne voit plus de choses que nous. Même si nous sommes très intelligents, si nous croyons avoir tout compris, il est possible que le moindre brin d’herbe, comme pour Saint François d’Assise, ou la moindre rencontre, avec un caillou même, ait plus d’importance que tous les discours que l’on peut entendre de gens qui semblent être très intelligents ou très instruits. Votre gourou sera peut-être cette pierre que vous avez rencontrée sur le chemin, même si elle vous a fait chuter. Saint François d’Assise a réussi sa thérapie et l’exorcisme de sa peur ; il s’est identifié non pas au très haut, mais au très bas ; dans le moindre brin d’herbe qui frissonne, dans le vent qui le caresse, dans le chant des oiseaux qui volent, dans le murmure de l’eau. Il a incarné l’essentiel, le lieu où le sens et les sens deviennent l’essentiel.

Nous avons chacun notre manière d’exorciser notre peur et cela peut être extrêmement différent pour chacun. Certains anorexiques mystiques arrivent à ne plus manger durant des années en restant en pleine santé. Maintenant, la mode est aux psychotropes, aux anxiolytiques. Il y a aussi la relation affective ou thérapeutique, la science, la recherche, l’amour, les jeux de rôle, le sexe, les religions, les idéologies, la philosophie. Depuis l’origine des temps, chacun essaye d’exorciser sa peur de la mort selon ses moyens, mais pas toujours selon ses besoins.