Violence éducative ordinaire : attention, traumatisme

Violence éducative ordinaire : attention, traumatisme

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La violence éducative “ordinaire” est particulièrement importante parce que, paradoxalement, elle est tellement répandue que l’on peut ne plus y faire attention. Parce que nous sommes tellement nombreux à l’avoir subie que l’on a du mal à imaginer des enfants grandir sans la subir.
Cette violence ordinaire, elle est dans les cris, les coups, les « tapes », les exclusions, les dévalorisations, les ordres, les moqueries, la condescendance, les humiliations et aussi les négligences, les abandons, l’indifférence… la liste n’est pas limitative.
Et parce qu’on l’a tellement “intégrée”, enregistrée, et en même temps anesthésiée, il est difficile de s’en dégager.

Nous la minimisons également parce que c’est ce que nous avons fait, enfants, pour continuer à vivre, pour ne pas prendre conscience de l’insupportable : l’insupportable, c’était que les personnes que nous aimions le plus, qui nous étaient le plus proches, c’était elles qui nous faisaient du mal. Pour un enfant, prendre conscience de cela sans un autre soutien, inconditionnel celui-là, peut conduire à la mort (pour un adulte aussi, j’en parlerai plus loin).

 

Nous nous sommes donc parfois – ou souvent – anesthésiés, et, adultes, nous minimisons, nous avons “oublié” à quel point la blessure a été cuisante, ou bien nous ne nous sommes jamais permis de sentir que c’était une blessure.
Mais le traumatisme subi, s’il n’est pas dénoué, peut resurgir à l’occasion de chocs ou d’expériences pénibles, ou d’étapes de vie nécessitant une réorganisation psychique. L’impact de ces événements est alors décuplé par l’émotion jamais exprimée dans l’enfance : cela nous apparaît “disproportionné” et il peut nous arriver de reproduire, sans pouvoir la maîtriser, la violence reçue.

Cela, en tant que thérapeutes psychocorporels, nous le savons. Mais deux aspects me paraissent moins connus :

1. D’une part le débat qui a lieu entre certains psychanalystes et certains psychopraticiens sur le fait que la violence proviendrait d’une “pulsion de mort” naturelle, innée, et non d’un traumatisme, d’une violence subie dans l’enfance ou l’adolescence. L’éducation de l’enfant ne serait donc pas forcément en cause, et les adultes qui élèvent l’enfant pourraient également être hors de cause. La violence serait “naturelle”, prête à surgir en chacun de nous dès l’enfance, et éventuellement plus présente – on ne sait pas toujours pourquoi – chez certains enfants que chez d’autres. Or, les éléments apportés par la neurobiologie me paraissent clarifier le débat.

2. Le processus neurobiologique du traumatisme. J’ai déjà parlé, il y a longtemps, dans ce bulletin, du processus traumatique décrit par Peter Levine dans son livre “Réveiller le tigre, guérir le traumatisme”, livre qui fait partie, selon moi, des indispensables pour un thérapeute (je n’en ai pas beaucoup, pourtant !). Lors de ce colloque, une intervenante, Muriel Salmona, médecin, a détaillé le processus neurobiologique du traumatisme, et j’y reviendrai plus bas.

Y a-t-il une pulsion de mort ?

A propos de la pulsion de mort, Michel Meignant a clairement affiché sa position au cours du colloque : pour lui, comme pour Alice Miller, cette pulsion de mort n’existe pas – et c’est aussi mon opinion. Ce qu’explique Alice Miller, c’est que Freud avait, au début de sa carrière, constaté que tous ses patients avaient subi des abus sexuels. Mais réalisant qu’il était impossible de faire admettre cela à la (bonne) société d’alors, qui n’aurait pas accepté la responsabilité des parents dans les troubles psychologiques de leurs enfants et qui n’aurait notamment pas reconnu l’existence d’abus sexuels de la part des parents ou d’adultes, Freud avait ensuite fait marche arrière et parlé d’une “pulsion de mort”, dans le droit fil du fameux “péché originel” des chrétiens, qui voient dans l’être humain une perversion initiale.
Une grande partie des “psys”, actuellement, continue à invoquer indirectement cette notion pour expliquer la violence des enfants (et des adultes) : la violence serait tapie en chacun de nous, aurait besoin d’apparaître naturellement dans les situations de stress, de conflit, voire même de façon gratuite. Or selon Muriel Salmona, qui a présenté lors de ce colloque le processus traumatisme-violence, vient répondre à cette idée : pour elle, la violence est une conséquence d’un traumatisme non guéri.

Traumatisme et violence : entre poison et drogue

Voici un résumé très succinct de l’intervention de Muriel Salmona : les événements traumatiques (c’est-à- dire les situations où nous sommes en situation d’impuissance) que nous ne pouvons pas comprendre ou que nous préférons ne pas comprendre parce que cela serait insupportable, ne peuvent être enregistrés dans la mémoire de l’hippocampe, qui est notre mémoire dite “événementielle”, consciente, qui peut mettre à distance, où l’émotion ne prédomine pas.
Ces traumatismes restent donc “en attente” dans l’amygdale (structure émotionnelle du cerveau), qui déclenche, à la moindre alerte qui rappelle l’émotion de cet événement, une sécrétion d’adrénaline et de cortisol. Ces deux substances permettent d’agir – pour se protéger, pour modifier la situation désagréable : en anglais, on dit “fight or flee”, c’est-à-dire : combattre ou fuir.

Mais souvent la situation vécue à l’âge adulte ne justifie pas de se battre ou de fuir. Et si elles ne sont pas utilisées pour l’action, ces hormones empoisonnent le corps. Alors, pour faire cesser leur production, le corps sécrète de la morphine et de la kétamine. Mais ces deux dernières substances étant des drogues dures, une accoutumance finit par s’installer et, à chaque nouvelle “alerte” (événement stressant), la dose de morphine et de kétamine doit être plus forte…
Vous devinez la suite : seules des sensations fortes peuvent augmenter ce cocktail, ou bien des drogues extérieures, médicaments ou drogues diverses, ou bien de la violence, exercée à l’encontre des autres ou de soi-même (auto-agression, maladies…), pour faire cesser la production de cortisol et d’adrénaline.

Voilà qui donne des clés pour comprendre pourquoi certaines personnes se re-traumatisent, pourquoi on se remet parfois en danger, lorsque des passages de notre vie nous fragilisent et nous rappellent ces traumatismes s’ils n’ont pas été soignés : ce n’est pas par masochisme, par répétition automatique en apparence incohérente, mais au contraire pour essayer à nouveau, de façon inconsciente, de se protéger de la réponse proposée à l’époque mais qu’il avait été impossible de mettre en œuvre (adrénaline et cortisol pour agir, pour se mettre hors de danger). Certaines personnes se frappent par exemple la tête contre le mur, se “jettent” dans des situations violentes, pour appeler à nouveau la sécrétion de morphine et de kétamine, hormones auxquelles elles finissent par être accros.

C’est pour cela que je pense que si, en thérapie, on ne permet à la personne que de revivre ce qu’elle a vécu sans lui permettre de transformer sa situation d’impuissance, on peut la re-traumatiser. Et on peut entretenir un traumatisme en le faisant revivre aux patients et en les aidant ensuite à l’apaiser grâce au cocktail “morphine + kétamine” créé par des sensations fortes. Ces sensations fortes peuvent déconnecter à nouveau – momentanément – le processus de sécrétion d’adrénaline et de cortisol, mais ne dénouent pas le trauma.

Voilà aussi pourquoi certaines personnes ont, dans leur détresse, cette sensation de “mort imminente”, et pourquoi cette mort peut effectivement survenir si on ne les aide pas, en situation moins émotionnellement chargée, à “décoder” ce à quoi cette sensation correspond, notamment dans leur passé, et à accéder à la conscience mentale, émotionnelle et corporelle de leur vie. Et voilà pourquoi, aussi, le travail de conscience et de transformation – comme dans la fameuse “photo de famille”, où l’on s’autorise à imaginer autre chose que ce que l’on a vécu – peut nous aider à créer d’autres connexions, d’autres chemins que celui et ceux déjà empruntés.