Le droit au bonheur et ses tromperies

Le droit au bonheur et ses tromperies

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Le croisement entre santé, industrie pharmaceutique et politique, et par conséquence, les conflits d’intérêts qui en résultent, est désormais un fait connu. L’état se trouve pris entre deux feux : dans son rôle de gouvernant, il défend l’importance de l’industrie pharmaceutique pour l’économie nationale et la production de richesses, dans le rôle de sauvegarde de la santé des citoyens, il se doit de contrôler et limiter les poussées exaspérées de cette dernière au profit, qui nuit à la santé des citoyens. Ceci est une contradiction désormais structurelle avec laquelle chaque état du marché de la globalisation doit faire les comptes. Par ailleurs, les poussées d’intérêt de parti, de cette connexion entre industrie pharmaceutique et classe politique, font pencher la balance dans la direction opposée à celle de la défense des citoyens.

Derrière les campagnes promues en Europe, aux États-Unis et dans le monde, pour combattre la dépression qui, selon l’OMS, concerne 120 millions de personnes, se cachent des intérêts de lobbies prééminents plus ou moins conflictuels avec les intérêts des états et des citoyens.

Un extrait du rapport du Health Commitee de 2005 publié en anglais par la House of Common indique qu’“Il n’y a pas de doute que le champ de conflit entre santé et intérêts commerciaux est élevé”. Le même comité met l’accent :
– sur le manque de transparence dans la relation entre les industries et les médecins, notamment les généralistes ;
– sur les procédures non transparentes de contrôle de l’efficacité et de la nocivité des médicaments avant d’être mis sur le marché ;
– sur la non-transparence entre les industries et les agences de contrôle et de leurs activités ;
– sur les actions occultes des revues, des key opinion leader (KOL), des congrès et des campagnes massives de sensibilisation aux urgences pathologiques déterminées.

D’une part, est évoquée la nécessité de transparence, d’autre part, c’est l’état lui-même qui est promoteur de ces campagnes de sensibilisation illustrées dernièrement, par celles contre la dépression en France.

Pour autant le seul traitement pharmacologique ne suffit pas, parce qu’il reste toujours une part de réel subjectif qui ne se laisse pas assimiler par l’universel du médicament, parce que la médiation de la parole et de la relation est nécessaire. Le discours génético-biologique est conditionné par l’industrie pharmaceutique.
Cependant l’être humain n’est pas limité à un système de calcul, il échappe à toute forme de comptabilisation. Sa façon de jouir et de se réjouir est singulière et non universelle. C’est ainsi qu’une science séparée de l’éthique, de l’existence, de la joie et de la souffrance, du désir de la personne, de sa peur, devient scientisme populiste au service de la “comptabilité” administrative.

La recherche sur le bonheur, qui fait l’objet de beaucoup de propagande, a une finalité comme le montre l’intérêt envers l’imagerie cérébrale qui, si elle est apparemment orientée pour favoriser le bonheur, vise avant tout à découvrir les mécanismes d’activation du cortex, à découvrir les slogans, les couleurs, les messages, les paroles pour mieux vendre les produits qui “rendent heureux” : drogues, objets gadget, exercices, etc….
Dans un précédent bulletin j’ai écrit : “Le bonheur souffre l’incommensurabilité entre le sujet et son objet. Le succès déchaînant un résidu mélancolique, rend la personne malade avant d’atteindre le désir ou après sa satisfaction”, (Cf. un texte de Freud de 1916 Ceux qui succombent au succès). Oui, l’attente d’un objet, d’une récompense, d’un événement, rend plus heureux que leur obtention.

Les découvertes faites dans le domaine des neurosciences, de la plasticité neuronale, sont sûrement importantes comme leur utilisation dans le domaine de la connaissance, de la santé, du prolongement de la vie, ainsi que dans la recherche du bonheur. Mais il est tout autant utile de porter l’attention sur les utilisations perverses effectuées sur ces connaissances et ces recherches du bonheur.

« Nous savons tous ce qu’est l’ADN, alors que presque personne ne sait ce qu’est le junk ADN » (junk= l’ADN non codifiant, non utilisé, appelé déchet, qui représente plus de 70% de l’ADN), affirme Davide Tarizzo, un philosophe de Naples, dans un article La politique des mots dans Le Nouvel Ane, février 2008. Pour quelle raison alors le discours biologique, “même si doté d’une faible véracité, est cependant doté depuis plus d’un siècle d’une crédibilité aussi élevée qui lui confère une capacité d’orientation collective, sociale et politique ?” se demande encore Davide Tarizzo qui poursuit : ”la dépression dont on parle aujourd’hui n’est pas une vraie dépression, ce n’est pas la mélancolie, (celle dont parle Freud) : c’est un manque de bonheur. Nous avons le sentiment que quelque chose nous manque et ce quelque chose nous l’appelons bonheur”.

Le concept de bonheur est une valeur explicitement ratifiée dans certaines Constitutions, comme dans la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776 qui affirme la poursuite du bonheur, “The Pursuit of Happiness” parmi les droits naturels de l’Homme. En Europe, c’est la Révolution Française qui a introduit le droit au bonheur. La déclaration des droits en 1789 rappelle dans le préambule le but du “bonheur pour tous” confié à la libre initiative de chacun. La constitution jacobine de juin 1793 propose, au contraire, dans l’article premier, la formulation rousseauienne du “bonheur commun” comme “fin de la société”. La nouvelle expression signale l’allusion à un “bien publique” que l’on doit imposer même au-delà de ce que les individus entendent comme bien, sur le plan personnel de bonheur.

La recherche du bonheur est donc non seulement un auspice que chacun, à un niveau individuel, peut poursuivre selon ses propres inclinaisons, mais est devenue, dans la modernité, un droit pour le citoyen et une des promesses de la politique moderne. Face à l’impossibilité de rendre concret un tel droit, non seulement au bonheur de chaque citoyen, mais également au “commun”, les États ont reversé la recherche du bonheur dans le chaudron du “Welfare “ ou bien être social, ce qui « convient le mieux à une communauté » (David George Ritchie, Natural Right, 1895).

Refoulé de la scène du monde, le bonheur opère cependant un retour sous forme de manque de bonheur, que nous appelons dépression. Les industries pharmaceutiques, les politiques des États, en particulier les programmes électoraux, s’activent à traiter cette question avec les moyens du “Welfare”, en organisant des foires, congrès, campagnes électorales, “campagnes dépression”, portant leur marchandise sur le marché du divertissement pour trouver le Pinocchio de service qui, en recherche d’identité, se laisse fasciner.
Le processus dépressif cependant ne s’arrête pas, au contraire, il augmente sans cesse parce que, affirme toujours Davide Tarizzo dans le même article en référence au Health Committee : “there is not and there cannot be a pill for every difficult we face. Unhappiness is part of the spectrum of human experience” – il n’y a pas une pilule et il ne peut y avoir de pilule pour chaque difficulté que nous affrontons. Le malheur, le chagrin est une part du spectre de l’expérience humaine.

Il n’existe aucun raccourci qui permette d’éviter les difficultés et la souffrance, on peut trouver différentes voies, ajustements particuliers pour rendre la vie et ses entraves plus vivables, mais il nous faut traverser le gué. Le bonheur ne peut être un droit universel qui peut être garanti de façon égale pour tous. Chacun doit pouvoir avoir l’usufruit des mêmes conditions et possibilités, sachant que chaque être humain est unique et, en tant que tel, non standardisé, artisan de ses projets, non reconductible à l’universalisme du bien commun, ni même du bien suprême.

C’est avant tout dans la relation, dans le partage, dans l’intérêt pour l’autre, dans l’acte créatif comme dans l’état contemplatif que l’on peut expérimenter quelque chose de l’ordre de ce que nous nommons bonheur ; un état intérieur qui peut relâcher les plis du visage courroucé de la dépression. Chacun est pèlerin solitaire sur la voie de sa recherche. Entre la voie de la médicalisation et celle de la recherche de paradis artificiels, se trouve la contingence du propre malaise. C’est là où nous sommes, là se trouve l’espace vide de l’accueil du psychopraticien qui oppose à la fausse science de la statistique, au savoir psychosocial qui domine l’économie politique, la politique de son savoir pragmatique de travail : la discipline de l’écoute, de la confrontation, l’art du diagnostic et son pouvoir critique.