Le passage au noir

Le passage au noir

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Ce n’est pas moi qui décide

Nous devisons en nous promenant. Soudain il se baisse et ramasse sur le chemin un morceau de bois. Il le regarde, c’est un morceau assez abîmé, un peu calciné, un petit morceau quelconque qui n’a rien de beau. Il le garde et continue sa promenade.

Les jours qui suivent, dès qu’il a un moment de loisirs, il taille ce morceau, enlève l’écorce vieillie. Son couteau fait jaillir une forme qu’il n’a pas prévue, qu’il n’a pas pensée. Cette forme l’attends peut-être depuis longtemps et surgit de ses doigts. Quand patiemment il ponce, des couleurs cachées se révèlent, des nervures subtiles se dessinent. L’anodin petit morceau de bois se transforme en une sculpture précieuse. Il est heureux, surpris par ce qui apparaît, comme s’il avait eu rendez-vous avec cette chose quelconque qui, derrière son apparence, révèle sa beauté. Le bois lui parle comme un ami. L’esprit du bois, ne demande qu’à s’exprimer à condition que lui, le sculpteur, s’ouvre à cette forme de relation, soit à l’écoute de la matière, et laisse faire… Le tissu relationnel entre lui et le bois, pétri d’affectivité et d’amour lui donne accès à une forme, un message du monde. Il dit souvent : “Ce n’est pas moi qui décide”.

Cette petite anecdote illustre ce rapport au monde où conscient et inconscient communiquent, où la projection affective du sculpteur sur la matière fait jaillir de l’inconnu la forme, donne naissance à un message, crée un objet unique.

Un point de non retour ?

Le postulat incontournable de l’inconscient fonde notre pratique de psychopraticien. L’inconscient désigne l’inconnu qui nous habite à l’extérieur mais aussi à l’intérieur. Ce postulat illustre les limites de notre système de perception et le petit territoire de la conscience humaine qui engendre ce que nous appelons la réalité. S’appuyant sur le fantasme d’une possibilité de tout contrôle, notre civilisation a réalisé des prouesses techniques extraordinaires mais n’a pu contrôler la nature. Nous sommes arrivés à un point de non retour. En nous coupant de la nature, en l’objectivant, l’humanité s’est coupée de ses racines. Cette coupure alimente également notre attitude en regard des troubles psychologiques. Ce qui dérange n’a pas lieu d’être dans la culture du bonheur, l’inconscient n’a qu’à bien se tenir. Aussi va-t-on soigner l’être par l’avoir. L’article de Valério Canzian illustre le talent remarquable de l’industrie pharmaceutique à développer une palette médicamenteuse censée répondre à tous les maux y compris psychiques. Cette attitude est la même que celle avec laquelle nous avons traité la terre. L’excès d’engrais, les pesticides ont empoisonné le terrain….

Objectiver la nature, c’est installer une coupure entre l’inconscient et le conscient. Toute l’œuvre de Carl Gustav Jung nous met en garde sur les conséquences dangereuses du déni de l’inconscient. L’équilibre psychique est conditionnée par un dialogue entre les deux instances, sachant que de toutes les façons l’inconscient est plus fort que le conscient.

Troubles psychologiques et accès au sacré

Les cultures traditionnelles ont mis en place des systèmes d’interaction entre le visible et l’invisible, développant des cosmogonies où l’on retrouve des représentations symboliques universelles. Elles parlent toutes de mort, de transformation, d’éternité, de sacrifice, de divinités cruelles…. Elles confient à une classe d’individus spécialistes de l’extase, chamans, guérisseurs, la mission de vivre, au nom de la collectivité, le sacré d’une manière plus profonde et personnelle que les autres. En accédant à l’individuation, maintenant l’etre humain se donne à vivre cette relation dans la solitude. Or, je trouve intéressant de noter les ressemblances entre les expériences psychologiques que traverse la futur chaman et les troubles psychiques observés dans notre pratique thérapeutique. L’activité sensorielle est prépondérante dans la quête du sacré. Devenir chaman est toujours manifesté par un changement de comportement, solitude, fuite du collectif, visions, crises d’agressivité, maladies graves…Le candidat chaman passe par un état de chaos, de morcellement, d’éclatement, de mort léthargique parfois…Pas étonnant que les premiers ethnologues aient classé ces phénomènes sous l’etiquette de maladie mentale. Alors, pourquoi ne pas imaginer, comme le fait C.G. Jung, que ces “phénomènes étranges”, symptômes fréquents chez le consultant, soient l’expression d’un lien à consolider entre le sujet qui souffre et son inconscient. Si autant de personnes sont affectées, c’est qu’elles n’ont pas les repères nécessaires pour s’individuer. Le dialogue entre conscient et inconscient nourrit la “fonction transcendante” qui fait partie des besoins de l’être humain au même titre que ses besoins vitaux.

Si nous considérons le mal-être comme une conséquence du processus d’individuation, en se contentant de donner des médicaments on n’aide pas la personne à s’approprier le mouvement intérieur de maturation. La vision médicale tend à endormir le sujet. C’est comme la météo à la télé, où la speakerine exprime son ravissement quand il fait beau et son espoir de voir partir très vite le mauvais temps qui n’a pas lieu d’être. Les dépressions climatiques, économiques, psychiques n’ont pas droit à l’existence dans le monde du toujours mieux !!

Une quête difficile : s’individuer

Ces sociétés traditionnelles encadrent tous les passages de la vie comme des moments d’initiation. Le collectif soutient, encourage et valorise celui qui a réussi l’épreuve du deuil de l’ancienne vie pour oser le premier pas dans le nouveau, l’inconnu.

Le processus d’individuation a permis au sujet de quitter le fusionnement groupal pour développer une identité personnelle. Cette transformation, qui s’est opérée au cours des siècles, le libère (un peu) de son assujettissement à l’inconscient et à la force du collectif, mais en même temps, il perd la sécurité donnée par les règles du groupe qui le protègent.

S’individuer est douloureux et dangereux, car le processus passe par la traversée de l’obscurité, symbolisée par la caverne. C’est le passage obligé de l’être humain pour habiter en conscience la complexité de sa nature. Au cours de ce mouvement de régression que nous connaissons bien dans notre pratique de psychopraticien, le consultant, comme le héros doit affronter le doute, l’incertitude, le chaos, en tenant sa peur dans la main pour continuer à bouger, à avancer dans sa vie. L’identité n’est pas donnée.

Avec lui nous plongeons dans ce qui fait mal, les traumatismes non digérés, les sentiments inexprimables, les pulsions refoulées et les souvenirs oubliés. Nous encourageons l’expression du corps, dépositaire de cette souffrance globale car renfermant celle de l’âme. Lorsque le consultant y accède, il est dans sa caverne et peut y faire face. La présence du thérapeute l’aide dans le passage. Il conforte le sujet dans le bien fondé de ce qu’il vit. Celui-ci redécouvre la libération donnée par les larmes, l’apaisement du feu de la colère par l’expression de cris et de mouvements, la présence de la peur qui génère ce froid intérieur et s’évacue dans les tremblements.

Ce contact avec l’obscurité de l’être étant fait, le consultant peut à nouveau s’ouvrir à sa faculté de créer, de bouger, d’accéder à la lumière de l’espoir. Il se sent alors plus complet. Le “passage au noir” décrit par l’alchimie fortifie et consolide le sujet quand il a traversé. Evidemment, cette forme d’approche est à l’opposé d’une psychothérapie adaptative. Rappelons qu’il ne s’agit pas de refuser l’aide des médicaments quand le vécu est insoutenable, mais l’accompagnement thérapeutique rappelle le sujet à lui-même, à la valeur de ce vécu douloureux signe d’une transformation en cours.

L’inconscient n’est pas que menaçant, il est aussi une source de renouveau. Toutes les sociétés archaïques ont développé des rituels de renaissance, de régénération connectés aux mythes de création. La nécessité pour ces cultures de revisiter l’origine du monde permet au groupe et à l’individu d’alimenter l’énergie vitale et sentir sa place dans la nature. Le chemin thérapeutique lui aussi permet au consultant de renouer avec son âme d’enfant, de revisiter son histoire, sa conception, son origine et de permettre ainsi de “renaître” dans sa vie avec un regard plus neuf, connecté à l’ici maintenant, vécu sensoriel d’un temps présent.