Mon pote, le transfert et les frères kouachi…

Mon pote, le transfert et les frères kouachi…

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Eh mon pote, tu fais un transfert sur elle et, en fin psychologue, mon pote ajoute ma parole tu en es amoureux. Elle, c’est le Dr W. ma cancérologue. Je la voyais tous les trois mois et maintenant tous les six. 15 à 20 minutes, pour le rendez-vous physique. Mais si je comptabilise toutes les fois où je pense à elle, ça fait beaucoup plus. D’une certaine façon elle est toujours présente.

Un transfert ? M’enfin, je dis à mon pote, je n’ai aucun désir, ni sentimental, ni charnel (d’ailleurs, avec l’hormonothérapie…). Ça c’est pour le fin psychologue et sa vision du transfert. Il en sait ce qui se dit, que le transfert c’est quand on prend le psycho-praticien pour son père, sa mère, qu’on rejoue l’Oedipe, etc. Mais pour moi cette rencontre a  quelque chose de solennel, de grave, pas grave de maladie grave (quoi que), grave dans le sens de profond. Je l’attends. Je ne suis pas avec W. comme avec tout le monde, il est important que la situation soit importante et qu’elle, le Dr W., me donne de l’importance. Pas de l’amour, ni de l’affection ni de l’amitié. Je n’y mets nulle séduction, trop solennel pour cela. Elle n’est ni mon père, ni ma mère, peut-être une sorte de … de divinité ?

Eh oh tu vas où là, mon pote s’inquiète. Mais, toute raison gardée, serait-ce cela le transfert ?Pas tout à fait comme mon pote le fin psychologue le pense. Si j’en viens là, c’est un peu grâce à Philippe Lançon et, à travers lui, aux frères Kouachi. Ph. Lançon, écrivain et journaliste, a été grièvement blessé lors de l’attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Dans Le lambeau (Gallimard, 2018) il raconte les dix premiers mois de la reconstruction de son visage. Chloé est la chirurgienne qui dès le début s’est engagée dans ce défi. Il écrit : « tout ce qui venait de Chloé se justifiait spécialement. Il ne s’agissait pas d’amour mais de dépendance. Il ne fallut pas longtemps à Gabriela (la compagne du narrateur à l’époque) pour éprouver de la jalousie envers ce lien. Elle avait tort, dans la mesure où ce qui m’unissait à ma chirurgienne était d’ordre vital et non sentimental, mais elle avait raison, puisque ce lien, à cette période, était alors devenu prioritaire. Chloé passait avant tout le monde, avant mes frère et mes parents. Elle était la seule personne dont ma mâchoire et ma vie future dépendaient1. (…) Ici le roi c’était moi. »

Pendant longtemps j’ai pensé que la pièce d’Ionesco, Le roi se meurt, était une pièce historique. Comment ai-je pu ne pas comprendre ? Il m’a fallu la voir jouer par Michel Bouquet il y a quelques années pour que mes yeux se dessillent : le roi qui meurt, c’est moi, moi le roi de mon royaume. Un être qui meurt, c’est chaque fois un roi qui meurt et un royaume qui disparaît. Et dans cet endroit où se joue un besoin vital, la question est de savoir si j’assume d’être le roi de mon royaume ou de le redevenir.

De quoi tu parles, s’étonne mon pote. Quel rapport avec le transfert dans la thérapie ?

Écoute un peu, je lui dis. Quand Lançon décrit la relation à sa chirurgienne, je retrouve celle que j’ai avec W. Et comment ça parle du transfert j’y viens. Ce n’est pas une relation comme les autres, elle a une gravité et une importance particulières. Ce n’est pas une relation habituelle de la vie, chargée d’attente, d’affect. Dans ce cas, la personne importante c’est moi, c’est ma vie c’est ma mort. J’habille W. de l’importance que je donne à ma vie. J’ai besoin de sa compétence pour accorder à ma vie et retrouver, tant que je vis, toute l’importance qu’elle mérite.

Tu saisis mon pote, je lui dis, le lien avec notre métier, avec l’aventure psychothérapique et plus précisément avec le phénomène essentiel du transfert ?

Il ne s’agit pas d’être aimé, reconnu, ni d’un côté ni de l’autre et les postures, les attitudes que je peux prendre ne visent pas à détourner le Dr W. du travail qu’elle a à faire mais à fortifier notre alliance. Ce que je peux éprouver savoir, penser d’elle en l’occurrence est hors sujet. Si je cherchais à en être aimé, consolé, ménagé, ce serait du transfert négatif, c’est-à-dire empêcheur du processus, hostile. Si je reste attentif à l’essentiel, à mon besoin et non à mon ego manchard, je parlerai d’un transfert positif, amical, qui m’aide à retrouver l’importance que ma  vie peut  avoir pour moi.

Attends un peu, dit mon pote, entre toi et ta cancérologue d’un côté et nos consultant(e)s de l’autre, il y a de la différence.

C’est vrai. D’abord parce qu’il ne s’agit pas de leur survie biologique – quoi que. Et parce que je sais, en ce qui me concerne et pour l’avoir travaillé des trois côtés, consultant, thérapeute et superviseur, la différence entre vital et sentimental, pour reprendre les mots de Ph. Lançon W. est pour moi supposée savoir2 ce qu’il en est de ma maladie mais je n’en suis pas dupe. Elle connaît la réalité statistique, son savoir là-dessus est très grand et elle continue d’apprendre à travers notre cheminement commun. Je sais aussi que son pouvoir face au crabe est limité. Ni magie, ni miracles. Et je n’en attends pas. Aucune illusion de ce côté. Je lui en sais gré. Rien de plus, rien de moins. Quand ma vie repartira sur son erre je me séparerai de W. C’est l’ordre des choses.

Nos consultants ne peuvent avoir cette lucidité sur eux-mêmes. C’est parce qu’ils sont dans la confusion, génératrice de tant de blessures, d’échecs, de souffrances, qu’ils s’engagent dans l’aventure thérapeutique. Ils confondent généralement ce qui relève de leur besoin d’être vivant à part entière – le vital au sens de Lançon, le processus d’individuation au sens de Jung, etc-  avec ce qui relève de leur attente d’être (enfin) aimé, (enfin) reconnu par un autre, le sentimental au sens de Lançon. Vivant toutes leurs relations dans la même confusion, ils attendent de leur thérapeute ce dont ils pensent avoir été privés en le pressant comme s’il s’agissait d’un besoin urgent à satisfaire. Ils le confondent avec ce qui leur appartient et que nul autre ne peut leur apporter, sauf par étayage : aimer être vivant dans ce corps3.

Ils ne savent pas encore que leur peur profonde du changement est de vivre à part entière et qu’ils devront pour cela briser avec des loyautés, revisiter leurs croyances, affronter la solitude. Ils n’ont pas conscience des obstacles qu’ils dressent devant leur mouvement ni de leurs tentatives de neutraliser le thérapeute. Ils ne savent pas clairement à quel point ils se battent avec/contre le profond besoin de vivre qui les a fait entreprendre la démarche.

Tu t’arrêtes là ? Demande mon pote. Y a encore beaucoup à dire !

Oui, que je lui réponds, mais dans le bulletin de l’AETPR ma place est limitée. Il faut en laisser pour les autres.

Marseille, décembre 2019

1 Les blessures étaient telles que PH. Lançon ne pouvait ni manger ni parler et difficilement respirer.

12 Le sujet supposé savoir c’est ainsi que Lacan définit le thérapeute pour le consultant. On entrevoit la dérive possible vers la divinité ou, au moins, ses délégués auto-proclamés.

3 Selon le mot d’une participante à un séminaire sur l’enveloppement thérapeutique.