Ce que la supervision m’apprend – Chant sixième, Quand bien même ta vie serait un puits de souffrance

Ce que la supervision m’apprend – Chant sixième, Quand bien même ta vie serait un puits de souffrance

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Quand bien même ta vie serait un puits de souffrance,
quand tu entres dans ton cabinet
tu deviens thérapeute de plein droit.
Et il t’appartient de t’y tenir.

 

Quand tu franchis, derrière ton consultant,
le seuil de ton atelier tu deviens
celui que ton consultant te paie à être,
même à son corps défendant, même s’il fait tout pour t’en déloger, surtout s’il fait tout pour t’en déloger,
chant des Sirènes oblige. S’il cherche à t’en déloger,
c’est que ton exigence à rester thérapeute l’oblige à obéir
à l’exigence de son âme,
âme, Soi, être profond, source de vie, quelque nom qu’on donne
à ce qui a commencé de s’éveiller, mouvement lancé de quelque part après une longue hibernation jusque-là garante de sa survie.
Pour moi, dit celui, tout va bien… et laissant sa phrase en suspens, tu entends la suite non dite
mais… mais je viens… et je ne sais pourquoi. Un autre, pourtant dans sa cinquantaine florissante, couvert de succès dans sa partie, d’argent, de femmes et de lauriers, à ton étonnement vient et revient, et quand tu t’évertues, effort vain, à trouver l’entrée dans l’autre dimension, il te dit Je fais ce que je peux, je ne comprends rien.
Il n’a pas choisi de venir te voir, il a obéi
à ce qu’il se doit de faire
sans en avoir clairement conscience,
croyant les raisons qu’il se donne pour venir te voir,
te mettant au risque d’y croire.

Il te conte une histoire,
celle dont il est le héros, quoi qu’il ait souffert.
Il y croit, il est sincère, il n’est pas question d’en douter, et tu risques peut-être d’autant plus y croire
que d’un mot, en passant,
il te fait basculer dans la tienne, dans l’histoire dont tu es le héros,
moi aussi, penses-tu en l’entendant, mon couple c’est Beyrouth, moi aussi je fuis j’esquive je
banalise et rumine sans fin, je procrastine, tout est gris et mes idées sont noires de chez noir – je pense si souvent à en finir – moi non plus je n’ai pas confiance en moi, je ne peux avoir confiance  en personne, moi aussi c’est à cause de lui, ce pervers narcissique et moi non plus je ne peux pas le quitter, j’ai essayé cinquante fois, moi aussi depuis qu’elle m’a quitté je n’ai goût à rien, à quoi bon à quoi bon à quoi bon…sans parler de ma mère qui était si étouffante, mon père qui était si violent, mon grand frère qui m’a violée, à la maison c’était vraiment une maison de fous…
et te voilà parti (ou partie je passerai de l’un à l’autre indifféremment) dans ton enfance.
On t’a dit qu’il fallait être attentif à l’écho de son histoire en toi, t’y voilà complètement pris(e).
Comment pourrais-tu l’accompagner, quand tu as tout pareil,
victime victime victime, mal-aimé, loser, ratiocineur, tourneur en rond, habitant d’une prison que tu es seul à connaître, visiteur chaotique de tes émotions, on m’a abandonné, j’ai tellement souffert, mon enfance massacrée, mes amours qui finissent mal, les hommes absents, égoïstes, violents, les femmes dominatrices, jalouses, frigides…
Comment peux-tu, usurpateur/trice, escroc(que ?) que tu es, incompétent(e), c’est le moins qu’on puisse dire,
te faire passer pour thérapeute,
alors que tu es submergé par ton impuissance d’enfant, terrorisé par le champ de mines sur lequel tu vis,
la guerre larvée, bubons, abcès, enkystés dont tu n’as ni su ni pu encore te nettoyer, aspiré dans ton puits de souffrance.
Comment puis-je l’aider
si je ne peux m’aider moi-même ?
Comment puis-je garder ma place de thérapeute, te demandes-tu, alors que, ainsi pris, tu l’aides à t’en déloger ?

Le doute t’honore, mais tu le peux.
Nulle nécessité d’avoir résolu tes problèmes pour pouvoir aider l’autre à résoudre les siens.
L’humain que tu es, aussi imparfait et handicapé soit-il, peut être un thérapeute
s’il peut s’accueillir avec ses limites, ses failles, ses blessures ses abîmes (facile à dire !)
s’il accepte de conduire son consultant là où il peine à aller lui-même,
comme un passeur qui ne pose pas le pied sur l’autre rive du fleuve.
Elle se reconnaît, cette femme, maltraitante,
avec ses compagnons, ses parents, voire ses enfants, et tu sens comme elle l’est, discrètement, avec toi,
rendez-vous annulés, chéquier oublié, inquiétude de ne rien savoir d’elle…
elle me manipule, elle me balade. Elle dit sa culpabilité de le sentir, son horreur de le voir,
et de voir qu’elle l’a toujours su, qu’elle ne peut rien y changer, ce dont elle souffre d’autant plus
qu’elle a été victime, là tu trembles, d’abus de viol d’attouchements
elle ne sait plus (ou pas) de qui
elle s’en doute mais n’en est pas sûre et se voir ainsi aujourd’hui est terrible.
Elle trahit son enfance meurtrie et ses consoeurs de destin. À l’entendre quelque chose en toi
s’effondre, tu te vois être la même,
la même horreur, la même culpabilité, tentée de t’éjecter de ton siège
pour plonger dans la souffrance ancienne et la honte,
par compassion, par sympathie, avec les meilleures intentions, mais sans nulle empathie, on y reviendra.
Oublie !
(Tu me connais, ce n’est pas un ordre que je te donne, c’est un cri que je pousse
pour te tirer de l’emprise hypnotique de la Sirène qui s’est mise à chanter ton malheur).
Tu ne peux empêcher que ça surgisse,
ça, souffrance partagée, sympathie trouble, connivence,
ça vient de profond et tu n’en es pas maître.
Quand bien même ta vie serait un puits de souffrance, laisse faire le mouvement,
écoute,
au vertige apparu tu peux choisir de ne pas céder.

C’est le moment le plus important de la séance, le plus difficile de ton métier,
le moment où s’ouvre une fenêtre de choix
petite mais capitale le reste en dépend.
Car tu l’as déjà vécu ce moment dans ta vie, la seconde du choix entre
faire comme toujours et reproduire le scénario connu ou bien
renoncer, te retenir, sans savoir où ça peut te mener.
Soit tu te laisses emporter par ton histoire et te voilà aveugle et sourde
(voilà le fameux point aveugle)
à ce qu’il s’agit de voir et d’entendre et tu plonges dans cet espace fondateur quelque douloureux qu’il soit,
pris(e) dans le vertige (souviens-toi de Sartre disant
le vertige n’est pas la peur de tomber  mais la peur d’en avoir envie et d’y céder) pris(e) dans le vertige
du parfum délétère et pernicieux de la maltraitante subie et infligée, du pouvoir sur autrui
de ces instants où tu redeviendrais SS
par fidélité à l’abuseur autant qu’à la victime que tu as été, quittant ta place, même sous le fallacieux prétexte
de la compassion pour les âmes en peine
de la solidarité des victimes ou des bourreaux. Si tu es tenté, en t’identifiant à ton consultant, devant sa souffrance de t’y abîmer,
de vous apitoyer en commun,
de le consoler et de vouloir réparer le tort subi,
voire, j’en frémis, de l’aggraver et d’appuyer là où ça fait mal, tu te perds.
Elle te parle de viol.À quel âge, déjà ? grande, jeune adulte. La spécialiste avec qui tu étudies ces
questions a dit quand c’est arrivé grande, c’est forcément arrivé très jeune, à deux ans. Tu lui partages ce savoir venu de qui sait et, pour enfoncer le clou, et sans pouvoir t’en empêcher, tu lui confies que c’est ton histoire. Moi aussi etc. La fois suivante elle vient avec j’ai décidé d’arrêter notre travail !Tu veux en savoir un peu plus. Elle : quelque chose m’a encombrée la dernière fois et m’a mise très mal. Et elle te fait part de l’effet qu’a produit sur elle ton partage, une intrusion violente, une bombe qu’on lui balance. J’arrête, dit-elle.
Hypothèse : quand elle parlait ce n’était pas son histoire qui venait, mais sans doute derrière un douloureux mélange de honte et de violence, peut-être l’envie de faire subir ça à son tour. Exactement ce que ton passage à l’acte a fait, une intrusion brutale, la violence, la honte.
Un passage à l’acte car, même s’il est verbal, il vient court-circuiter ce qui émergeait comme un besoin de l’inconscient de l’autre, qui a fait écho au fond de toi et que tu as empêché de venir se dire, comme tout passage à l’acte.
Double peine : redoubler l’intrusion, couper le mouvement. C’est précisément ce moment où tu ne peux t’empêcher de dire qui est le moment le plus précieux, même s’il se présente sous un habit diabolique, la haine, la honte, la violence. Ce que tu vis dans ce moment est le reflet du mouvement profond que son discours a aidé à émerger et qui peut venir parce que toi aussi tu héberges ça.
Ne te laisse pas disparaître dans des temps révolus, son enfance, la tienne.
Oublie ce qu’elle raconte,
son histoire n’est pas la tienne, les mêmes mots, la même plainte
rendent un son différent selon chaque partition.
Sinon, tu risques de perdre le contact avec le plus grand que soi de chacun qui vous accompagne dans l’atelier,
avec le parent fiable, celui de son enfant malheureux, celui qui a opté pour le risque du changement,
avec celui qu’il voit en toi, sur lequel il s’appuie
et qui disparaît si tu sors de l’espace du moment présent.

Soit tu restes dans la rencontre avec elle, aujourd’hui. Ce moment à peine perceptible, où tu te sens partir, est capital pour toi comme pour ton consultant,
si tu le perçois et en tiens compte.
S’y joue un des moments cruciaux de toute thérapie à savoir
celui du renoncement du détachement du sevrage de la déloyauté assumée. Quand bien même ta vie serait un puits de souffrance,
c’est le moment où tu te mets au risque d’être différent(e) de celui/celle que tu crois être depuis toujours,
mal-aimé, malaimante, abandonné, poussière, bon à te pendre, promise de la douleur, condamné à
l’impuissance,
le moment où tu peux éprouver
que ton discours sur l’imposture est une arnaque au cerveau que tu te fais, pour esquiver de t’accueillir toi-même dans ta présence.
La présence te met au contact de la puissance
et te demande de renoncer à tout pouvoir sur l’autre. renoncer à ce que tu croyais être toi,
t’accepter dans ta souffrance, tes limites,
sortir de la douleur, renoncer à espérer le regard à attendre la reconnaissance.
Une petite fenêtre sur le chaos.
Tu crains que ce soit un semblant, une posture affectée factice,
fais confiance à tes consultants psychotiques ordinaires (ou psychotiques tout court) ces grands spécialistes de la non-congruence, de la dissonance,
ils la détectent souvent en devenant dissonants eux-mêmes, sois attentif à leur retour,
même s’ils blessent ton amour-propre, surtout si. Voiles le miroir que te tendent les deux complices son histoire et la tienne,
Laisse place à ton trouble intérieur, au vertige qui t’indique
que c’est ça qu’il s’agit d’écouter et de faciliter. Reste debout et continue.
Oublie et retiens
que ce moment de vertige, de vacillement devant un choix capital
est ce que ton consultant /ta consultante vit dans ce moment, que c’est peut-être ce qu’il y a plus intensément vivant en elle aujourd’hui.
Oublie le récit, écoute regarde la personne qui raconte, ce que son corps, ses gestes, sa vibration disent parfois, souvent, en décalage avec le discours.
Écoute la dissonance, le fil qui se perd, le corps qui se tend et fond, un œil qui s’humecte furtivement, un tremblement infime de la main,
avance discrètement un mouchoir en papier. Les larmes qui montaient,
autorisées à couler,
laissent voir ce que le récit, même prolixe, taisait.
Ecoute ce que ton corps, ta sensibilité te disent, et plus que tout, ce vertige que tu connais bien, le trouble qui te prend et brouille ta présence, inconfort, malaise, peur, souffrance… indicateurs précieux, fais-leur confiance.
Quand bien même ta vie serait un puits de souffrance, quand tu écoutes, accueilles sans jugement,
la petite voix auto-jugeante peut bien te distiller son refrain à l’oreille,
tu n’es rien, pour qui te prends-tu, il n’y a pas de solution,
peu importe, laisse la, elle fait le travail qu’on lui a appris, fais le tien.
Reste dans ce qui se passe ici, entre vous deux.
Un jour quelqu’un me renvoie, en séance, que je ne suis pas clair dans ma façon de gérer la
situation. Elle n’avait pas tort. Je lui dis: qu’il y ait des choses pas claires chez moi, c’est évident et je le sais. Mais, lui dis-je, je ne te laisserai pas te servir du pas clair chez moi pour ne pas faire ton travail à toi de clarifier ce qui ne l’est pas chez toi…
Laisse la puissance que ta présence permet travailler là où tu comprends
qu’elle doit aller maintenant,
même si sur son chemin elle fait mouche au cœur même de ta guerre intérieure,
laissant exploser ça et là des mines que tu croyais désarmorcées, te laissant désarmé, démunie,
devant le chantier ancien qui rouvre.
La fiction du sujet supposé savoir qu’il te croit être est une fiction, n’en sois pas dupe, mais fais-lui crédit, tu n’es pas réellement ce sujet
supposé connaître le fin mot,
mais celui par qui le savoir peut advenir, garant qu’il y a du sens à ce qui se vit, qu’il y a une direction à ce mouvement, et qu’il importe de la laisser le porter.
Le savoir qu’il te prête te donne un pouvoir, croit-il,
qui n’appartient en propre ni à lui ni à toi,
et ne peut être mis en mouvement que par votre rencontre, il y accède par toi (ou grâce à toi ou à travers toi),
et trouve appui sur les mouvements intérieurs que chez l’un et chez l’autre il suscite.
Ce pouvoir je l’appelle puissance, il doit croire que tu le détiens pour pouvoir se le réapproprier.
Illusion, certes, croyance,
mais passage nécessaire
pour que cet être dans ce moment
S’accorde au mouvement qui l’a conduit ici.

Par ça qui demande à ton consultant de venir, le tirant à l’avant de lui-même,
le faisant tuteur de lui-même,
il te pose aussi en avance sur toi-même.
Lisa, à qui je dis lors d’une supervision que le changement qu’elle observe chez sa consultante vient de ce qu’elle l’a accueillie telle quelle, sans jugement, se récrie : « c’est une escroquerie! Je suis rarement comme ça dans la vie, tant s’en faut ! J’aimerais bien être cette personne-là…»
Quand tu franchis derrière ton consultant le seuil de ton cabinet tu entres dans un espace
différent.
Te le sens
à la solennité qui le saisit parfois, à ce qui te fait à cet instant différent.
Parlant de l’atelier qu’il a fréquenté pendant quelques années, Adonis, longtemps après, en évoque
l’importance. « Enlever ses chaussures, les bougies, l’arrangement, la boîte de mouchoirs, le rendez-vous à heure fixe, la ponctualité, payer si on oublie, j’ai compris tout de suite que je n’étais pas n’importe où. Je me sentais unique, mais ce qui me sauvait de me croire l’unique, le héros, c’était de savoir que dans cet atelier il y avait quelqu’un avant moi et quelqu’un après moi. Je pensais : ce qui se passe là m’appartient, et donc c’est moi et ce n’est pas pas n’importe quoi, et c’est donc normal qu’il y ait des règles. » (in D’autres psychotiques que moi, L’harmattan, 2015)
N’oublie pas non plus !
Ce qui a fait effraction sur ta souffrance et tes blessures, n’en referme pas la porte à double tour.
Tu t’en occuperas le moment venu ailleurs après.

(Illustration : Williams Kentridge, installation video, Rencontres d’Arles, 2016, photo L. Tenenbaum)