Ce que la supervision m’apprend – Leçon n°5 – Le voyage d’Ulysse

Ce que la supervision m’apprend – Leçon n°5 – Le voyage d’Ulysse

spvn5- Le voyage d’Ulysse - 2020

Le chant qu’on entend
Dans ce passage étroit,
Qui nous endort, empoisonne notre pensée,
Nous fait quitter notre place
Et finalement nous abîmer dans l’abîme,
Chant d’amour
Qui nous appelle par notre petit nom,
Nous murmure ce que nous aimerions entendre,
Chant qui parle notre reflet,
Souffrance, maltraitance
Peine qui réveillent notre passé,
Comment y résister.
Il nous faut à la fois être Ulysse
Qui entend, pâme et souffre
Mais ne peut bouger
Et l’équipage qui continue de ramer comme si de rien n’était,
Être à la fois Ulysse et les rameurs,
Et le vent
Et savoir la posture, le souffle
Qui font cesser l’enchantement.

COMMENT HAMEÇONNER UN PRATICIEN

Aime-moi, aide-moi, sauve-moi, juge-moi, frappe-moi, ne me laisse pas seul(e)

 La supervision est l’espace où un consultant oblige un praticien à venir pour explorer un point aveugle. Les situations cliniques de cette leçon en sont issues. C’est là que se dévoile le plus clairement ce que j’appelle le chant des Sirènes. Métaphore que j’emprunte à la mythologie grecque et plus précisément à l’Odyssée. On verra que tout le voyage d’Ulysse a du sens pour nous.

Ce chant ayant pour effet d’endormir la vigilance des marins et de leur faire quitter le navire, il représente, par analogie, ce qui bloque les psycho-praticiens dans leur travail, les déloge de leur position et… les conduit en supervision. Il est ce que le consultant chante à son thérapeute, il est ce qui vient réveiller le chant dormant que porte en lui le thérapeute et de cette connivence, l’un et l’autre s’auto-ensorcellent.

Ainsi hameçonné, le thérapeute est neutralisé et la connivence établie s’oppose, parfois victorieusement, à cet indispensable du processus thérapeutique qu’est l’alliance entre l’écoute du psycho-praticien et le mouvement du consultant vers le changement.

 J’ai besoin, dit très clairement Victoria1 à Oscar, qui l’accueille dans son cabinet, j’ai besoin de rencontrer un homme fiable.

La sirène lance son chant, difficile de ne pas y répondre surtout quand on est un homme. Pas de souci, pourrait penser le patricien, elle est bien tombée. Qu’à cela ne tienne, je saurai relever le défi. Parfois le chant décline l’appât autrement : j’ai vu tant de thérapeutes, fait tant de thérapies, et vous voyez où j’en suis. Aucun ne m’a vraiment comprise, ni aidée. Il lui arrive même d’ajouter vous êtes mon dernier recours. Même défi. Si c’était une Sirène ce serait un piège mortel, mais Victoria n’est pas une Sirène, elle ne vient pas pour détruire le praticien. Elle n’a pas conscience de tendre un piège. Oscar entend le besoin de Victoria, il se sent dans l’obligation d’y répondre, il faut qu’il soit un homme fiable. Mais comment le pourrait-il ? La flèche touche la cible du premier coup, ses compagnes l’accusent régulièrement de ne pas être fiable. Et le chant affolant des Sirènes l’affole, l’une chante Ne sois pas l’homme non fiable ! Tandis qu’une autre tu n’es pas fiable, tu ne l’a jamais été, tu le sais bien. Le chant dissonant des Sirènes. Il se sent défaillir, la musique qu’il connaît bien tourne dans sa tête, suis-je un thérapeute fiable ?

Comment pourrais-je l’aider ? Il a ainsi perdu une partie de sa liberté. De facto il s’est glissé dans la peau de l’homme non fiable. Le voilà parti, éjecté de la cabine de pilotage.

Devant cet ébranlement intérieur le thérapeute vacille. Il ne comprend plus : tel est le besoin de Victoria et c’est lui qu’elle vient voir ! Le mot de besoin n’y est pas pour rien. Un besoin sous-entend quelque chose de nécessaire, peut-être de vital, en tout cas d’impérieux. Le mot a amorcé le piège. Victoria a cherché et trouvé la faille, le piège s’est refermé. Mais pourquoi Victoria se serait-elle ainsi tiré une balle dans le pied ? Victoria ou quelque chose en elle ? Où est la logique d’une situation qui semble si peu logique : elle vient pour satisfaire un besoin qu’elle identifie et elle ferait en sorte de s’en empêcher – ne serait-ce qu’en mettant hors course celui qui va l’accompagner sur ce chemin !

Si son besoin est vraiment de rencontrer un homme fiable, comment se fait-il qu’elle ne rencontre que des hommes qui s’avèrent très vite ne pas l’être et que se répètent les échecs relationnels, avec leur cortège d’amertume et de déceptions. La répétition des situations dont elle se plaint met le doute sur le sens de sa plainte. Elle dit chercher désespérément un homme fiable et elle ne rencontre que des hommes qui ne le sont pas. Mauvaise chance ? Ironie d’un hasard pervers ? Erreurs itératives de casting ? Où en chercher la raison ?

Ce n’est pas dans le discours qu’elle sert à Oscar et se ressert elle-même à satiété, qui dit son désespoir d’être le jouet d’un destin de souffrance, qu’on trouvera la raison de cette déraison. Il faut plutôt chercher du côté du discord2entre ce qu’elle dit d’elle et ce qu’en  dit la vie qu’elle se construit dans le long cours. Le discord se glisse entre l’expérience présente et le souvenir (même cauchemardesque) gardé au chaud3, entre ce que la personne voulait dire et ce qu’elle dit (que le lapsus trahit), entre ce qu’elle dit en toute sincérité et le commentaire qu’en font ses gestes4, entre ce qu’elle dit vouloir, son besoin, et ce que montre la vie qu’elle a/s’est construite, comme Victoria. Le se est trompeur : il s’agit des forces en elle qui déterminent ses choix et la façon dont elle les conduit. Elles sont en elle, mais sont-elles vraiment et totalement elle ?

L’hypothèse suggérée par le discord est que son besoin est de rencontrer des hommes non-fiables, comme la vie s’obstine à le montrer, une fois après l’autre. S’agit-il de conforter la croyance qu’aucun homme n’est fiable et rester fidèle, ainsi, à un credo familial, ou, pour le dire autrement, de rester à jamais l’enfant de parents non-fiables et protéger leur souffrance ? Car quel âge a-t-on quand on a vraiment besoin d’un appui fiable sinon celui où on ne peut pas encore s’appuyer sur soi-même. C’est à cet âge qu’il est vital d’avoir un appui fiable. Sauf dans des situations particulièrement graves et à nul autre âge sauf quand vient la dépendance du grand âge.

J’ai besoin de rencontrer un homme fiable est à entendre dans l’ambivalence de toute démarche thérapeutique. Je (il s’agit du je de son mouvement, pas de celui de son discours) viens pour changer quelque chose à ma vie, ici pour rencontrer un homme avec qui la question d’être fiable ou pas ne se pose pas. Mais cela suppose un tel remaniement de mes croyances et de mes loyautés, cela m’effraie tellement que je vais vous tester, voir de quelle catégorie vous faites partie, entre les hommes pour qui la question ne se pose pas et ceux qui s’avèrent non-fiables. En bref j’ai besoin de rencontrer un homme dont je ne dépendrais pas, dont il ne m’appartiendrait pas de définir le rôle, avec qui je pourrais être et me laisser voir telle que je suis. Cela me terrorise. Pourrez-vous m’accompagner au bord de ce gouffre ?

Il importe que le thérapeute l’entende ainsi. Il est le mieux placé pour l’aider à traverser ce mur invisible – effet Ulysse – ou à s’y fracasser de nouveau – effet Sirènes. Dans ce contexte le seule personne fiable dont Victoria puisse avoir besoin est celui qu’elle paie pour cela, le thérapeute. Nul autre. Il ne peut y avoir d’autre catégorie d’homme. Le qualificatif de fiable pour quelqu’un qui se vit en dépendance d’autrui et de ses sentiments ne peut se dire que d’un enfant et d’un parent.

La question n’est pas de trouver un homme fiable mais de pouvoir affronter ce qu’elle se doit, quand elle ne peut plus se protéger derrière la non-fiabilité de l’autre. Pourra-t-elle s’accueillir dans ses besoins vitaux sans les faire dépendre du jeu relationnel, sans que sa vie ou sa mort dépendent de celui qui voudra bien d’elle.

Au secours je me noie !

Autre cas de figure. Jeanne est en détresse, elle crie au secours. Il est insupportable pour Odile – psycho-praticienne qui apporte le cas de Jeanne en supervision – de la voir patauger, comme elle dit, dans sa souffrance et il lui est aussi insupportable de ne pas y répondre. Immédiatement, directement. Quelqu’un crie au secours !! Elle va se noyer. Je m’étonne il y a une piscine dans ton cabinet ? Odile est saisie, elle me regarde incrédule. Mais, alors ce serait une croyance… Mais, moi… je dois secourir quelqu’un qui se noie. C’est une question de vie ou de mort. Je dois contrôler… la détresse ! La mienne ?

Qui se croit en danger de mort ? Les deux, l’une si elle n’est pas secourue, l’autre si elle ne secourt pas. Pour qu’Odile comme Jeanne côtoient la détresse et s’appellent l’une l’autre à s’en sauver, la mort doit faire peser sa menace sur elles. Dans leur croyance. L’a-t- elle fait dans leur vie ? Peut-être à un âge où si elles vivaient elles mourraient. Étrange paradoxe : vivre a été, a peut-être été, elles ont pensé (pensé dans la mesure où le cerveau reptilien pense) que c’était une menace pour ceux/celles dont leur vie dépendait. Et dans ce cas choisir sa propre vie en priorité aurait réactivé chez leurs tu(t)eurs le même fantasme d’être mis en danger par la vie de l’autre, vieille histoire5. Cercle vicieux : si vivre met en danger celui dont on dépend pour sa survie, puisqu’il ne pourrait plus apporter ce qui est indispensable, il faut choisir entre protéger la relation, c’est-à-dire l’autre, son parent, et le besoin, c’est-à-dire soi.

Toi qui sais, aide-moi !

Ainsi Sophie. Soumise à la pression insistante et confiante d’Innocente, dépressive résistante (à toutes les intentions antidépressives) qui la supplie de lui dire ce qu’elle a à faire, je ne sais pas ce que je vais devenir, Sophie commence à se sentir oppressée. Elle essaie de lui faire comprendre dans quelle situation elle s’est mise. Étrangement, plus Sophie explique, moins Innocente tient compte de ce que dit Sophie, cela glisse sur elle, Sophie est de plus en plus oppressée. Elle revoit sa mère lui disant, à elle si petite, tu es celle qui sait, et ne tenant aucun compte de ce qu’elle lui dit.

Ne me laisse pas tomber !

Ou encore Martin. Touché par Jean, il veut l’aider. (Pourrait-il, comme le saint dont il porte le nom, partager son manteau pour en couvrir un miséreux en haillons ?) Il accède à sa demande et rédige une attestation en sa faveur destinée à favoriser sa cause dans la procédure qui l’oppose à sa femme, ex ou future ex. Le document va circuler entre avocats, entre les parties, entre les mains du juge et s’avérer contre-productif. Comment ne l’a-t-il pas vu ?

Faute sur le pan déontologique, erreur sur le plan thérapeutique. C’est que devant Jean il entend sa conscience de thérapeute lui souffler ne le (et il lui semble entendre ne me…) laisse pas tomber, il a ( en écho j’ai…) tellement souffert, il a ( l’écho : j’ai…) eu une enfance fracassée, sois un frère humain pour lui ( pour…moi). Pour trouver un tel écho chez Martin, la Sirène doit trouver une complicité dont Martin est en partie prisonnier, habité. Cet effet miroir donne lieu à un accordage qu’on peut nommer complicité ou, comme certains formateurs le proposent, association de malfaiteurs.

Si on veut la reprendre en des termes plus familiers au praticiens, on parlera de contre- transfert, ce que vit et ressent le psycho-praticien dans l’interaction. Contre-transfert qu’on peut qualifier de négatif, aussi favorable et compatissant soit-il, comme ici Martin vis-à- vis de Jean, puisqu’il va à l’encontre du processus thérapeutique. Le contre-transfert positif est celui qui facilite le processus, même si vu de l’extérieur on le croirait confrontant, voire agressif.

Souviens-toi ! Tu n’as pas honte ?

Et parfois c’est la honte que les Sirènes réveillent. Cela fait plusieurs fois que Virginie, qui semble attirer dans sa clientèle des jeunes femmes de 22-23 ans, vient exposer en supervision comment elle se trouve démunie, dans une impasse face à ces consultantes,  elle qui est pourtant une praticienne confirmée. Ce jour c’est d’Héloïse qu’elle parle. Le superviseur sent une émotion inhabituelle qui monte, tourne autour des yeux, de la respiration, de la parole puis vient se dire dans un grand trouble. Une émotion troublante qui n’a jamais pu se dire ni en thérapie ni en privé. Une Sirène, que Virginie ne peut plus obliger à se taire, et qui dévoile le secret : souviens-toi, tu avais 22-23 ans… tu n’as pas honte de ce qui se cache au fond de ton âme… ces pensées impures que tu avais quand, à l’âge d’Héloïse, tu avais charge de jeunes enfants ?

Et la charge de la Sirène met Virginie devant ce dilemme : ce sont là les personnes que tu peux aider, celles qui vont toucher au plus vif ta ligne de faille, le point aveugle caché sous les années et la maturité. Tu peux déserter et laisser la honte enfouie au plus profond ou l’accueillir, voir ton ombre en pleine lumière et peut-être ainsi laisser aussi ces jeunes femmes affronter la leur.

LE CHANT DES SIRÈNES

 Après la ruine et le sac de Troie, auxquels il a largement contribué, Ulysse, contrairement aux autres chefs grecs, ne pourra retrouver son royaume. Poséidon, le dieu de la mer, furieux qu’Ulysse ait crevé l’oeil unique de son fils Polyphème, en a décidé ainsi. Il multipliera tempêtes et naufrages. Mais les autres dieux souhaitent qu’Ulysse revienne chez lui. Il devra traverser des épreuves à l’issue incertaine. Comment y réussira- t-il ? Il y est aidé par sa détermination à vivre, son besoin auquel il donne toujours la priorité sur la relation d’amour partagé, sauf en quelques circonstances comme la rencontre avec Circé la magicienne. Il y est surtout aidé par Homère et sans doute (le poème étant fait pour être chanté) par les auditeurs qui en tiraient les enseignements et dont peut-être  les réactions ont transformé le récit.

Ulysse n’est plus très loin d’Ithaque, son royaume, mais il doit franchir le redoutable défilé des Sirènes, êtres mi-femmes mi oiseaux qui ensorcellent les marins de passage par leur chant. Comme Oedipe, leur destin terrestre résulte d’un verdict divin : leurs  ascendants ont enfreint la loi morale. Mues par ce déterminisme, elles n’agissent ni volontairement ni consciemment. Si un seul humain leur échappe, l’enchantement cesse d’opérer, leur destin s’arrête : elles doivent se précipiter elles-mêmes dans les flots bouillonnants et y disparaître, délivrées.

Elles connaissent la vie, le passé des marins et savent mettre dans leur chant les images, les émotions, les voix auxquels ils ne sauront résister, toi qui sauves, toi qui sais, toi que j’aime, toi dont j’ai tant besoin, viens, accours. Pour l’un c’est la mère dont il attend toujours le regard, pour l’autre l’espoir de la femme idéale, pour un autre encore la malheureuse victime qui en appelle à l’infirmière, au secouriste, au vengeur qui sommeillent en lui et ils s’élancent. Ou c’est le juge implacable auprès de qui ils n’ont jamais trouvé grâce. Entendant la litanie de leurs faiblesses et de leurs fautes, voyant leur ombre se dresser devant eux, ils s’effondrent, ils se jettent à l’eau et les Sirènes carnassières s’en repaissent.

Ulysse le rusé, averti du péril par une des femmes qu’il a aimées en route, a trouvé le moyen d’y parer. Il a bouché avec de la cire les oreilles des rameurs et leur a demandé de l’attacher au mât en leur interdisant de le détacher avant d’être sortis du défilé. Il entendra le chant, en jouira, sans pouvoir y céder et verra la route à suivre. Ainsi parle Homère dans l’Odyssée.

Le récit n’est pas qu’une aventure de plus dans les épreuves que doit traverser Ulysse pour retrouver son royaume. Sinon, comment aurait-il traversé les siècles pour nous parler encore aujourd’hui ? Au musée étrusque de Volterra, en Toscane, sont exposés des centaines de sarcophages. Ils sont ornés de bas-reliefs qui représentent le plus souvent l’épisode des Sirènes et indiquent, venus des nécropoles, qu’ils parlent de la vie et de la mort. Les hellénistes balancent entre deux interprétations possibles de l’utilisation répétée de l’épisode. Dit-il que le défunt a dû traverser les tentations et les leurres des affections humaines pour atteindre sereinement l’au-delà et y reposer en paix. Dit-il qu’il a su de son vivant garder le fil de sa destinée sans se laisser dévier par les fausses relations. Peut-être les deux versions se complètent-elles.

Dans toutes les versions, le récit comporte deux points essentiels qui m’ont aidé à comprendre l’épreuve que traversent les praticiens en accompagnant des personnes en souffrance. Le chant des Sirènes est un leurre qui trompe la vigilance des marins en se servant de leurs attachements pour les mettre à la merci des Sirènes. Et ils sont en danger de mort. C’est quitte ou double. On est pris on disparaît. On traverse on vit. Et dans ce cas, dit la mythologie, les Sirènes se jettent à l’eau et meurent. Quand un homme a pu traverser, la malédiction s’éteint. Aussi simple que cela. Dans le cabinet du thérapeute aussi ?

Je vois pourquoi Homère m’a si souvent accompagné dans mon travail. C’était la ruse d’Ulysse pour tromper le Cyclope Polyphème (mon nom est personne), c’était celle de Pénélope pour tromper ses prétendants6 et maintenant ce sont les Sirènes.

Un vertige me prend, je pensais la psychothérapie spécifique de notre modernité et voici que j’en trouve le dessin à grands traits dans ce poème vieux de vingt cinq à trente siècles. Le Héros saura-t-il déjouer les édits contradictoires des Dieux pour redevenir maître de son destin ? Ulysse retrouvera-t-il son royaume ?

Le mythe parle clairement. Le chant des Sirènes est un leurre. Il en appelle à la dépendance affective, aux attentes illusoires (aime-moi ! Viens me retrouver, écoute ma voix !), aux loyautés indéfectibles, aux souffrances et aux échecs (souviens-toi de tout ce qu’on a fait pour toi, tu as toujours été notre chéri ! Au secours, je me noie, je suis si seul…). Portés par ces voix intérieures les consultants en adressent le discours au thérapeute comme si enfin leurs espoirs allaient être exaucés – ce qu’on appelle aussi le transfert. Ils se font Sirènes face au thérapeute, marin et capitaine, ils se jettent dans l’obéissance, échecs, souffrances, suicides. On les croit manipulateurs dans leur façon de tourner en rond. Ils ne font qu’obéir eux-mêmes aux voix de l’illusion. Il n’est de voir comment la rengaine qui sonne aux oreilles des suicidaires résonne avec le discours des Sirènes. Ils croient choisir la mort, peut-être ne font-ils qu’obéir à un ordre.

Tous les éléments du mythe se retrouvent dans le voyage thérapeutique. La traversée du pays des terreurs et des pièges, détroit, défilé, tunnel, où les Sirènes, tendant des leurres à chaque pas, nous guettent, est une image fidèle du processus thérapeutique dans ses profondeurs. Le chant ensorceleur représente les attentes, les aliénations, les dépendances qui s’opposent au chemin sur lequel la personne s’est engagée en entrant en thérapie, ce qu’on appelle aussi la résistance. Le risque de mort se vit dans le monde des croyances, dans l’imaginaire. S’il ne réussit pas à traverser l’épreuve le consultant ne court pas le risque de mourir mais simplement de continuer à ne pas vivre, à ne pas habiter chez lui, à ne pas occuper son royaume et à nourrir les Sirènes, ce qu’on peut aussi nommer nourrir le lien transgénérationnel. Et celui qui l’accompagne, s’il est pris dans le leurre tendu par les Sirènes n’en mourra pas non plus dans la réalité, mais il en disparaîtra comme thérapeute.

Le navire avec ses marins, qu’il faut rendre sourds aux Sirènes, le capitaine qui doit garder le cap pour parvenir à destination, aussi droit et vertical que le mât auquel il s’est solidarisé, les rameurs, le vent, tous sont des éléments de la pièce qui se joue dans l’atelier thérapeutique. Mais seuls, ni Ulysse ni son navire ne trouveraient leur route sans des veilleurs, qui signalent les pièges et les aident à les contourner, des facilitateurs, en l’occurrence le thérapeute, et par-dessus son épaule, le superviseur.

Un des mécanismes les plus efficaces du leurre est de faire passer le chant, la chanson, la demande pour un besoin irrépressible que le thérapeute ne peut s’empêcher de satisfaire, une question de vie ou de mort – mais pour qui ? Il y mord et se trouve éjecté du bateau, c’est-à-dire de sa place de thérapeute, autre formulation des enjeux du transfert-contre- transfert. Il est non seulement éjecté du bateau mais précipité par le miroir hypnotique que lui tend les sirènes dans sa propre confusion entre la demande affective et ses besoins. Les savants parlent d’identification projective.

Effet scratch comme s’il y avait chez l’un et l’autre, le consultant et le praticien, un lieu par lequel ils s’accrochent l’un à l’autre. Le chant hypnotisant agit comme une clé qui trouve la bonne serrure et le praticien est pris, il se sent encollé, capturé, englué, plombé. Sans possibilité de recul, de voir ce qui se passe, terrifié peut-être de vaciller sur une ligne de faille, paralysé par un point aveugle.

Scratch, collusion, connivence, complicité, tous ces termes parlent de zones vulnérables, fragiles, d’où quelque chose de la profondeur vient embrumer la perception de la situation actuelle. Le terme de point aveugle en dit plus.

Tu te sens pris(e) sans voir où et comment.
Ton champ de perception devient flou, noir.
Tu cherches tu rames, tu scannes ton histoire, tu dis
ah oui, ça fait tilt, c’est comme moi, mon père ma mère, mon enfance,
ce que j’ai vécu, je n’ai pas été aimé, on m’a abandonné, mon couple, etc.
et tu te laisses embarquer par tes Sirènes, ton enfance, ton père, ta mère, etc.
et t’y noyer.
Point aveugle, dis-tu, alors que tu vois, tu nommes, tu identifies ?
Aveugle oui, car il n’est pas ce que tu vois, mais
ce que tes souvenirs, ton roman,
ce que tu te racontes, te cachent.
Il parle de quelque chose que tu ne connais pas de toi,
qui brouille la vision de ce que tu crois être ton histoire.
Dans cette grande obscurité, là est sa pertinence,
il pointe un domaine interdit d’accès à la conscience,
il te rapproche des déterminismes que tu ignores et qui te dirigent.
Il te rapproche des croyances que tu as construites
pour expliquer et supporter tes souffrances, tes échecs.
Le point aveugle est ce par où, aveugle de toi-même,
tu entres en contact avec ton consultant,
aveugle de toi-même et voyant de son obscurité.

L’effet Sirènes est par nature porteur d’une double polarité, d’une ambivalence foncière. D’une part il tend à créer une connivence entre la résistance du consultant au changement, sous-tendue par la peur qu’il en éprouve, et la crainte, chez le praticien, de contacter la ligne de faille, le point aveugle. La résistance du consultant trouve les failles où s’est tapie la honte. Elle hameçonne le thérapeute sur un lien dont il reste dépendant jusque dans son identité, ce qu’il pense être sa nature, sa mission. Pris dans la complicité à occulter, à cacher, le praticien en vient à s’empêcher de faire ce pourquoi on le paie et à disparaître.

Tout en étant reconnue pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un empêcheur de l’alliance thérapeutique, la résistance joue, deuxième polarité, comme une protection. À ce titre elle mérite d’être traitée avec tous les égards. Elle dit qu’au-delà de toutes les apparences il y a chez le consultant, en quelque lieu obscur, quelque chose de précieux qu’il tient à protéger du regard du praticien. Jusqu’à ce qu’il soit assuré qu’il n’a rien à en craindre.

Et alors de deux choses l’une : soit la peur de s’approcher trop d’une zone dangereuse, d’une ligne de faille par où émergerait un magma émotionnel, pulsionnel que le thérapeute n’est pas pressé de mettre à jour, le fait complice de la peur du consultant d’y aller. Et voilà le thérapeute se coupant, se censurant, se châtrant. Regardant ailleurs. Par exemple dans sa propre histoire douloureuse.

Ou, côtoyant lui-même cet espace, il capte que son consultant est près d’une zone sensible et que c’est le moment d’y aller. En douceur ou franco, c’est question de personnalité, de confiance, de timing. Le travail de la supervision, doublant ou anticipant celui du cabinet, va permettre de basculer d’un versant à l’autre de la polarité.

JEANNE, HEIDI, VICTORIA, INNOCENTE, JEAN, HÉLOÏSE
RETROUVERONT-
IL/ELLES LEUR ROYAUME ?

 Avec ce bémol par rapport à Ulysse : il/elles n’ont peut-être jamais été roi/reines chez eux ou il/elles ont dû y renoncer pour vivre (cf. le script Devereux que je présente dans mon approche de la psychose dite ordinaire).

Dans le contexte où l’histoire d’Ulysse se saisit de moi, des praticiens et à travers nous de nos consultants, c’est à nous qu’il revient de déjouer les pièges et de continuer notre route. Car il s’agit de rien moins que de redevenir le roi de notre royaume. Pendant longtemps j’ai pensé que la pièce d’Ionesco, Le roi se meurt, était une pièce historique. Comment pouvais-je faire cette erreur grossière ? Il m’a fallu la voir jouer par Michel Bouquet il y a quelques années pour que mes yeux se dessillent : le roi qui meurt, c’est moi, moi le roi de mon royaume. Un être qui meurt, c’est chaque fois un roi qui meurt et un royaume qui disparaît.

Oscar a vacillé mais il n’a pas chuté. Trois mois ont passé depuis la première rencontre avec Victoria, dont j’ai parlé au début de cette leçon. Elle vient très régulièrement à sa séance hebdomadaire. Il sent que la confiance s’installe, qu’elle est en travail et qu’une alliance se met en place. Il se sent prendre sa place d’accompagnant et non de cible mais il reste attentif aux enjeux que représente l’appel au non-fiable si important pour elle. Il veille à ne pas s’éloigner de sa zone d’inconfort, c’est cela qui le maintient en éveil et lui permet de rester en contact avec la croyance si nécessaire à Victoria pour survivre. Tel Ulysse qui tient la barre sans se rendre sourd au chant de la Sirène et garde le cap grâce aux entraves qui l’empêchent de céder au chant hypnotisant.

La question est toujours présente : de qui attend-elle la fiabilité. Comme enfant elle l’attend de ses parents certes, comme consultante de son thérapeute, mais au fond de qui d’autre sinon d’elle-même ?

Il l’y accompagne en l’aidant à trouver de quel endroit profond et sûr peut venir sa voix quand elle chante, car elle est chanteuse, n’en déplaise aux Sirènes. Lors de la première supervision, Oscar avait omis de parler du chant, de ce chant-là, où lui-même trouve son ancrage. Cela lui devient le mât d’Ulysse.

Plusieurs mois ont passé, l’écrit était bouclé, le travail de supervision s’est poursuivi. Oscar est resté attaché à son mât, il a entendu le chant de la sirène sans le laisser entrer en lui, sans se laisser détourner du travail à faire. Puis il a traversé une mauvaise passe sur le plan personnel. Il a dû annuler deux rendez-vous. Barbara s’est enquise de la situation. Il a pu lui dire sans gêne et sans calcul qu’il avait eu un passage dépressif. Elle s’est dite touchée qu’il ait pu lui faire assez confiance pour se confier à elle.

Nommer la fragilité rendrait donc fiable ?

Je suis une pauvre victime, je suis une pauvre victime, je ne l’ai pas fait exprès, il y a quelque chose de ma faute.

Myriam se sent dans une impasse avec Heidi. Victime et fautive, Heidi ? Elle parle d’un viol qu’elle a subi, victime, à l’âge de huit ans et, plainte déposée, abuseur condamné, il lui a fallu du temps et de l’entêtement pour pouvoir parler, coupable, d’avoir ressenti une sorte de jouissance. Elle n’a jamais pu délier l’une de l’autre et, à 45 ans, le corps enrobé dans les kilos, elle continue de vivre une sexualité chaotique, je baise pour être prise dans des bras, dit-elle7. Myriam a bondi la première fois que Heidi s’est ouverte de sa culpabilité. Pour elle victime c’est victime, il lui est très difficile d’entendre autre chose que ce qu’il est convenu de dire aux enquêteurs, à la justice, aux parents. Et quand Heidi lui a rapporté qu’à l’époque un psychiatre a voulu questionner l’éventuelle jouissance et qu’elle s’est enfuie en criant c’est du grand n’importe quoi ! Myriam est allée dans son sens en reprenant les mêmes mots. C’est du grand n’importe quoi ! Identifiée à la victime elle ne peut entendre autre chose. On a déjà consacré une supervision à ce point aveugle qui lui a empêché d’entendre la parole unique de Heidi.

Mais aujourd’hui quatre mois plus tard, la plainte répétée au fil des séances, comme si rien n’y changeait, reprend : je suis une pauvre victime, je suis une pauvre victime, je ne l’ai pas fait exprès, il y a quelque chose de ma faute. Oui, de sa faute : ses parents l’avaient avertie du danger des automobilistes qui demandent aux petites filles de monter dans leur voiture. Elle n’a pas hésité, elle l’a fait, puis l’a dit à ses parents qui ont lancé la machine policière. Où se situe la jouissance dans cette épreuve qui met tant d’adultes à l’épreuve et semble avoir eu une valeur initiatique dans sa vie ?8

Je demande à Myriam de reprendre la plainte, je ne l’ai pas fait exprès, comme une mélopée. Dans ce moment du processus de supervision où le thérapeute lâche la laisse qui le maintient accroché au rationnel, à son argumentaire et s’engage dans un passage où il laisse la machinerie intérieure manoeuvrer, le chant des sirènes fait son oeuvre et vient réveiller la blessure secrète. Myriam est prise d’une bouffée de chaleur, son cœur bat la chamade, elle vacille – son corps parle du défilé où sa vie est en jeu maintenant. Maintenant – car le corps ne vit que maintenant. Elle se sent devenir le sujet de la phrase. C’est elle maintenant qui dit comment elle a tout fait pour que sa mère ne voit pas en elle un bourreau, une mère qui ne cesse de se plaindre, Myriam est venue en dérangeant tout le monde, elle est venue pour son malheur. Tenir ce rôle dans le scénario, promesse d’un amour maternel jamais advenu. (Ce qui sera le fil conducteur de sa vie, du moins jusqu’aux changements que la thérapie a installés dans sa vie).

Dans le moment Myriam est prise et pas seulement par le discours de Heidi. Un jour celle-ci est venue avec un livre, l’autobiographie de sa mère. Myriam a emporté le livre chez elle et s’y est plongée. Comment pourrait-elle se détacher du chant de Heidi et de la place que la jouissance ne réussit pas à s’y faire sans être sous le regard de ses ombres comme celles que la mère de Heidi a tracées noir sur blanc ? Quand la mère écrit mes enfants sont mon rayon de soleil une ombre portée se dessine qui démentirait la profession de foi, l’ombre d’un meurtrier d’enfants. Par exemple celui (qui a déjà tué deux enfants) qui invite la petite fille de huit ans à monter dans sa voiture et qu’elle le fait, désobéissant à l’avertissement parental. Ou, question vertigineuse, en y obéissant ?9 Devant un double langage à quoi doit obéir l’enfant, à la lumière ou à l’ombre, à la parole claire ou à son palimpseste obscur ?

Dans ce moment, Myriam n’est plus la thérapeute de Heidi, elle ne peut entendre que  la plainte de Heidi ne s’adresse pas à elle. Heidi se bat avec ce qui du fond d’elle l’a mise en mouvement, le besoin de se libérer du roman qu’elle prend pour l’histoire de sa vie. Restée thérapeute Myriam comprendrait que c’est le réveil des résistances à la thérapie et au changement. Mais embarquée au côté de Heidi, s’identifiant à la victime coupable, elle est hypnotisée par le chant de la Sirène et quitte sa place sur le bateau.

J’avais montré ce texte à Myriam pour lui demander l’autorisation de le publier. Pour elle, pas de problème mais un étonnement : Myriam était le nom de sa mère, dont elle ne s’est jamais sentie accueillie et Heidi le personnage auquel elle s’est identifiée toute son enfance, courant par monts et par vaux dès qu’elle le pouvait. J’en ignorais tout. Myriam m’avait aussi exprimé son souci de la confidentialité pour Heidi qui avait beaucoup souffert de la médiatisation de son affaire10.

Elle me demande ce que je veux dire quand je dis que la clinique confirme ou infirme nos hypothèses. Je m’explique. Elle raconte. La deuxième séance après notre supervision elle a proposé à Heidi de partir sur ce n’est pas ma faute et de le répéter ad infinitum. Heidi est submergée par un torrent de larmes et, comme si elle avait brisé une barrière jusque-là infranchissable, elle retrouve des souvenirs datant d’avant le viol et disparus depuis. Elle revoit des images des temps heureux comme celle de son petit frère marchant tout nu dans de grandes bottes. La proposition de Myriam a permis à Heidi d’entrer dans le processus qu’elle ne cessait d’amorcer par ses plaintes et ses larmes et, cette fois-ci, sa thérapeute ayant confiance et restant présente, il a pu aller jusqu’à son terme. 

Pour Myriam, Heidi vient de franchir un grand pas (énorme dit-elle). Heidi s’offre une thalassothérapie. Et, indice majeur, sa sexualité change. C’est fini d’offrir son corps pour avoir des bras qui l’entourent. Elle vit une liaison apaisée avec un homme où elle donne beaucoup même s’il donne peu, mais elle trouve tant de plaisir à donner du  plaisir. Myriam sent émaner du corps de Heidi une énergie vivante.

La mise à jour de l’envoûtement sirénien se voit à des indices psycho-somatiques, le regard, la coloration du visage, des modifications de la respiration chez le psycho- praticien, que le superviseur peut lui-même ressentir. Bouffée de chaleur, tachycardie, vertige, gorge nouée, sentiment d’oppression, indiquent que le corps, en contrepoint du discours apparent, se trouve activé par les croyances qui nous déterminent. Le corps ne ment pas, dit-on avec une belle assurance, certes, mais il se trompe, ou il serait plus juste de dire qu’il délire, comme on délire en rêve, voyant une réalité qui n’est pas celle de l’ici et maintenant. Quand il évoque un danger, il se trompe, le danger n’est pas réel, mais il ne ment pas, la croyance en un danger est bien réelle. La croyance, pas le danger. Comme dans le délire.

Pour être croyance, l’expérience n’en est pas moins puissante. Dans la pratique de la supervision on a parfois le sentiment de voir se dérouler sous nos yeux un exorcisme quand le praticien, se voyant habité et agi par la Sirène, autrement dit son système de croyances, traverse un orage d’émotions contradictoires et qu’il en émerge épuisé, serein avec un ça va maintenant, on arrête. On le voit la traversée faite, il n’y a rien à ajouter. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas à la reprendre. Mais de ce jour l’adhésion aux croyances s’est fissurée.

Le mythe dit que la mise en veille de l’esprit raisonneur, qui cède, fasciné, hypnotisé par l’appel à l’amour la compassion la souffrance partagée la toute-puissance la chute dans un passé perdu la non-séparation, fait partie du voyage. Il dépend de celui qui entend les chants que cette modification de l’état de conscience facilite le chemin du marcheur. Que le marcheur, entré dans un espace incertain dont il a ouvert la porte et la profondeur, aille là où il va/pourrait se rencontrer. Moment important de vacillement où s’ouvre une fenêtre sur la possibilité de nouveaux choix. La personne en marche va-t-elle se raccrocher à ses croyances, quelles qu’elles soient, quelque sécurité qu’elle y ait trouvée, quelque lien qu’elles lui préservent avec les personnes dont elle attend encore qu’elles lui donnent ce dont elle se sent privée ? Autrement dit va-t-elle se laisser prendre encore à leurs leurres ?

Ou va-t-elle,
plongée dans un vide sans repères, nue, sans attaches,
peut-être remplie de stupeur et de tremblements11,
mais sans plus entendre le chant des Sirènes,
accepter de laisser filer le navire sur son erre et accoster quelque part.
Toucher le sol, revenir à ce temps de la vie où,
en fonction des conditions qui lui sont faites,
l’être doit faire des choix qui tiennent compte de ses besoins fondamentaux
et savoir maintenant les poser face à la réalité.
Poser ce que Lacan nomme l’insondable décision
qui se prend dans ce moment et
qu’il s’agit pour le psycho-praticien d’accompagner.
Ne pas réveiller le voyageur, pas de questions, pas de suggestions.
Simplement des signes qui lui rappellent qu’il est accompagné et en sécurité,
un mot, un souffle, un soupir, un murmure mélodique,
comme, dans un tunnel obscur,
un souffle d’air, une faible lumière indiquent
qu’il y a une issue dans cette obscurité.
Presque du silence.

Le voyageur arrivé quelque part ne dira peut-être que je vois ou c’est ça. Reste à l’accueillir, peut-être le prendre dans les bras, lui poser une couverture, lui souhaiter la bienvenue.

(Illustration : photographie de L. Tenenbaum : Musée étrusque de Volterra, Italie)

1 Le prénom a été changé, comme tous ceux de ce texte, mais celui-là tourne autant en dérision les échecs répétés de sa vie affective que l’original.

2 J’aime ce mot que le dictionnaire ignore. On pourrait dire le décalage, l’écart, le désaccord mais je préfère ce mot, si proche phonétiquement du discours qu’on pourrait les confondre et  s’y laisser prendre et, séduits ou endormis par le discours, ne pas prêter garde au discord, pourtant si audible. Il me renvoie à scordatura, la dissonance au sens musical, qui joue un rôle majeur dans le très beau livre de Nancy Huston, Instruments des ténèbres (Actes Sud, 1996).

3 Voir l’exemple donné dans la leçon n°4, Le souffle de la mort.

4 Voir l’exemple donné dans la leçon n°3, L’adoration, à venir.

5 Les images d’infanticide et/ou de parricide flottent dans les profondeurs où la psychothérapie nous conduit. Si présentes aussi dans tant de mythologies. Dans quel sens s’est fait l’engendrement, sachant que l’existant collectif a été premier et que l’offrande des premiers nés aux dieux a longtemps passé pour un sacrifice très apprécié ? Cf. aussi la note n°9 du présent texte.

6 Comme on les trouve dans D’autres psychotiques que moi.

7 La formule est crue mais a le mérite d’être claire et crédible. Elle illustre la confusion entre  besoin et demande. Heidi est dans une demande d’affection. La particularité est qu’elle utilise comme base de la négociation le sexe qui est autant du côté du besoin (pas pour elle) que de la demande (pas pour lui sans doute). Cela méritera un développement propre.

8 Cf. L’histoire de Liselotte dans Le souffle de la mort, leçon n°2.

9 Je songe dans cet instant au père dans La classe de neige d’Emmanuel Carrère. Et bien sûr à Jean Claude Romand, Voir D’autres psychotiques que moi sur ce thème.

10 Samantha Geimer, la jeune fille abusée sexuellement par Roman Polanski disait, quarante ans après les faits, avoir bien plus souffert des juges, policiers, journalistes, etc., que des faits eux- mêmes. La chair jeune et violentée est un appât puissant pour les vautours, médias, lecteurs, opinion publique.

11 L’expression, titre d’un roman d’Amélie Nothomb (Le Seuil, 1993), désigne l’attitude que le protocole commandait aux Japonais d’avoir face à l’Empereur, symbole du sacré.