Narrenschiff, conte de sot scellé

Narrenschiff, conte de sot scellé

Narrenschiff

Il tire la langue, les yeux écarquillés, sur la tête une drôle de casquette, derrière lui se presse une cohorte d’hommes et de femmes aux yeux hagards, les cheveux en bataille. Ils tirent tous la langue, comme s’il y allait de leur vie.

C’est le jour dit, celui que tous attendent depuis qu’on les a embarqués sur ce bateau qui jamais ne s’arrête que pour une courte escale. La Nef des Fous, Narrenschiff.

Du jour où on les a conduits sur ce bateau, escale après escale, pour chaque fois embarquer des nouveaux, au fil des mois et de années, sans que jamais nul n’en descende, ils n’ont gardé souvenir que d’une chose. Bon gré mal gré on leur a fait tirer la langue. Ils savent confusément, sans pouvoir démêler s’ils l’ont rêvé, déliré ou vécu, que leur sort a été scellé ce jour-là.

Rien d’autre. Les plus grands médecins de ce temps, écartelés entre la modestie de leur savoir et la compassion qui leur faisait obligation morale de soulager la souffrance de ces hommes et de ces femmes, avaient longuement réfléchi. Il fallait trouver moyen de clore l’accès de leur conscience à la souffrance qui les rongeait, les soustraire aux dures conditions de la vie ordinaire, laisser au temps le temps de faire son oeuvre. Chacun de son côté d’abord, expérimentant, se documentant, pour ensuite mettre leur savoir en commun. Ils avaient longuement débattu sur les moyens techniques ainsi que sur le temps nécessaire pour que s’accomplisse la guérison intime qu’ils soutiendraient à distance par les bonnes oraisons et à bord par la prise de potions éprouvées. Ils s’étaient mis d’accord sur la meilleure solution pour qu’au jour convenu on puisse rouvrir l’accès de leur conscience à un monde intérieur enfin apaisé, qu’ils puissent quitter la Nef et reprendre leur place parmi les hommes et les femmes de leur temps.

On apposerait un sceau sur cet endroit caché de la langue par où elle communique avec la conscience, un sceau qui ferait office de serrure. Sur la langue de l’homme qui les aurait en charge tout au long de cette navigation, on apposerait un contre-sceau conçu de telle sorte qu’on puisse le détacher et l’emboîter dans le sceau des autres et en annuler l’effet. Comme une clé magnétique dont la serrure reconnaît le code.

Ainsi fut fait.

Le jour est venu, l’homme qui les conduit l’a compris en voyant, dès l’amarrage effectué, les grands docteurs se diriger vers la Nef. Il va vers eux, tous derrière se pressent, sans savoir précisément pourquoi mais d’un mouvement pourtant irrésistible, ils tirent la langue.

Derrière le plus ancien des docteurs, un grand médecin sans doute à voir son assurance, se presse un chirurgien à voir les petites pinces qu’il tient en main. Il accueille l’homme de tête, examine sa langue, longuement. Les minutes s’étirent. Il a l’air de plus en plus perplexe. L’examen a beau être minutieux, il ne trouve nulle trace de l’implant salvateur. Il est sûr pourtant de se trouver devant la bonne personne. Il reconnaît le pentagramme qu’il lui avait lui-même apposé sur le front entre les deux yeux. Aucun doute : le contre-sceau s’est fondu dans la chair, impossible de l’extraire.

De ce jour, dit-on, date la construction des asiles destinés aux fous, ou la génération des fous destinés aux asiles, qui saurait décider. Sceaux et contre-sceaux s’étant montrés trop peu fiables, on confia leur mission aux murs, aux lourdes portes et aux clefs de métal solide. Dans toute l’Europe surgirent les maisons de fous.

Mais les médecins de ce temps, aussi limité que semblât leur savoir, et empirique leur façon, avaient compris. Il y a toujours, dans un repli de la langue un accès caché au tréfonds de l’âme et qui, hormis chez les passagers de la Nef et peut-être leurs descendants, reste ouvert.

Lucien Tenenbaum, (2016)