Une lettre d’amour, ou la mort enivrée

Une lettre d’amour, ou la mort enivrée

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On raconte que Tarik Ben Mansour, un des capitaines de l’émir Muhammad al-Mustansir, qui défendait la ville de Tunis assiégée par l’armée des Francs menée par le roi Louis IX de France, pris par l’épuisement, les fièvres, la dysenterie et une profonde mélancolie à la pensée de sa femme Laïla, laissée à Bagdad et qu’il ne reverrait peut-être jamais, lui écrivit une lettre passionnée, la scella dans une enveloppe qu’il couvrit de baisers, qu’il caressa longuement, qu’il oignit des parfums aphrodisiaques qu’au long des années ils avaient appris à utiliser pour que le désir de leurs corps restât accordé à celui de leurs âmes et la confia à l’un de ses officiers, Othman El Hadj, qu’il devait envoyer à Alexandrie pour rendre compte à l’émir de la situation à Tunis.

Othman El Hadj, chargé de la précieuse missive dont les effluves faisaient ressentir à tous ceux qui s’en approchaient les sentiments dont elle était chargée, prit la voie de terre malgré les périls du désert lybien, car la mer était tenue par les pirates normands venus de Sicile, rejoignit Alexandrie où, avant même de remettre son rapport à l’émir, il passa par le port et prit contact avec un armateur grec qu’il connaissait bien, Aristide Castoriadis, qui se rendait à Byzance avec une cargaison de blé d’Égypte, et lui confia la lettre de Tarek Ben Mansour (était-il seulement encore vivant ?) que le négociant, dès son arrivée dans la capitale de l’Empire Byzantin, remit entre les mains d’un de ses associés, un marchand juif du nom d’Ezra Ben Yehuda qui conduisait des caravanes de tissus, de fruits secs et d’épices à travers l’Anatolie jusqu’à la ville d’Alep où Ezra Ben Yehouda trouva un négociant en savons, un Arménien, Armen Aslanian, qui allait précisément à Bagdad et qui ne se fit pas prier pour se charger d’une lettre dont il ressentait lui-même la puissance car, malgré les tempêtes, les déserts, les villes traversés, les effluves que dégageait la lettre restaient toujours aussi envoûtants et qui, après quelques jours de cheminement à dos de chameau, parvint à Bagdad où, enfin, la lettre arriva dans les mains de la princesse Laïla, l’épouse, amante et bienaimée de Tarik.

En ce point de son récit, le conteur reprend son souffle mais son regard se voile. Il convoque sous la lumière de son rêve la belle Laïla aux yeux et aux cheveux de nuit et ne la reconnaît pas, tellement l’inquiétude, l’absence de nouvelles et le jeûne qu’elle a entrepris depuis plusieurs semaines pour implorer Dieu de sauver son aimé l’ont épuisée, ternie, décharnée. Le conteur se permet d’ajouter que Laïla, toute bonne musulmane qu’elle fût, sachant trop bien qu’Allah le Miséricordieux (Allah ar Rahman) n’apprécie pas du tout ce genre d’ingérence dans son domaine réservé, car qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, tout dépend de Lui et tout croyant doit se soumettre à l’injonction fondamentale Islam ! soumets-toi !, que Laïla donc avait adressé ses prières à tous les Dieu(x) qu’on révérait à Bagdad, espérant que l’un d’eux au moins l’exaucerait. Et reprenant son récit le conteur montre la mort rodant dans la ville immense, lasse de ramasser si facilement des vieillards venus au bout de leur souffle et des nourrissons aux os encore tendres. Or, le sait-on, précise-t-il, la mort est très sensible aux odeurs et dans Bagdad, en ce temps la plus grande ville du monde, pourtant peu avare des senteurs les plus diverses, elle fut irrésistiblement attirée par un remugle de fragrances aphrodisiaques, pestilentielles et cétoniques (comme les médecins arabes avaient nommé l’odeur dégagée par un corps soumis à un jeûne prolongé). Elle n’eut de cesse de retrouver l’origine de cette odeur enivrante et ayant trouvé la lettre elle trouva Laïla, et l’emporta.

L’odeur pourtant persistait et persistait partout où la lettre était passée et où des hommes l’avaient tenue entre leurs mains, humée, retournée, parfois serrée contre leur coeur, parfois même embrassée, pensant eux-mêmes à leurs femmes laissées aux foyers ou à leurs amantes passionnément abandonnées. La mort elle-même ne put résister à suivre la trace ainsi laissée, qui la mena, en passant par les caravansérails du désert syrien où elle cueillit ces hommes au passage, jusqu’au quartier des savonneries du grand souk d’Alep, où elle retrouva le négociant arménien et l’emporta, puis elle poursuivit jusqu’à Byzance, trouva sans peine, guidée par l’odeur, le quartier juif où elle n’eut aucune peine à identifier le marchand juif et ses commis et de là, les ayant pris, elle se rendit sur le port, embarqua sur le bateau qu’elle reconnut entre tous, libérant de cette vallée de larmes ses marins et passagers, au premier rang desquels Aristide Castoriadis (dont le fils Nestor, après la mort de son père, partit étudier la médecine à Montpellier, pour se spécialiser dans le traitement des épidémies et fonder en France une longue dynastie de médecins et d’apothicaires), débarqua à Alexandrie, emportant Othman El Hadj, pour se retrouver enfin à Tunis et arriver dans la tente où agonisait Tarik Ben Mansour, délirant, squelettique, presque décomposé et prisonnier du roi franc.

Enivrée, ne se laissant pas détourner d’une piste aussi puissante, la mort ne manqua pas cependant de noter au passage les particularités odoriférantes des uns et des autres, comme la touche que le savon à l’huile d’olive ajoutait au mélange, se promettant de retourner à l’occasion à Alep pour y faire sa moisson, remarquant le fumet que dégageaient les Juifs habitués aux feux des haltes caravanières, se délectant à l’avance de la récolte qu’elle pourrait en faire, tout comme le subtil mélange d’épices qui faisait de l’Arménien quelqu’un à revisiter.

Mais je m’égare dans les siècles à venir, dit le conteur, revenons à Tunis et au camp des Francs. La mort donc prit Tarik Ben Mansour qui lui fit en mourant un présent royal : il lui offrit le roi des Croisés, Louis le neuvième, qui était en train, au même moment, dans un geste de profonde charité chrétienne de lui laver les pieds et de changer ses linges souillés, alors qu’il était lui-même dans les affres de la dysenterie.

Ainsi, ajoute le conteur au moment de clore son récit, naquit et se répandit, par la faute d’une lettre d’amour, l’épidémie qui faucha tant de vies sarrasines, franques, grecques, juives. Lui-même, qui prétendait avoir avoir fait partie de l’armée franque, ou d’une autre, qui le saura, et avoir par miracle échappé à l’hécatombe qui s’en suivit, disait que le roi se serait pris dans ses derniers moments de grands doutes sur son droit à envahir les terres sarrasines pour y imposer par l’épée et la rapine la croyance en un Dieu d’amour et de générosité mais, disait-il, le roi craignait dans le même temps que l’Église se préoccupât fort peu de ses scrupules et pensait qu’elle se hâterait de faire de lui un saint en s’appuyant sur sa fin édifiante. Les prélats qui l’assistaient dans ses derniers moments attribuèrent en effet ses doutes aux délires de la fièvre et l’Église le canonisa.

Nul ne sait ce qu’il advint de la lettre. Peut-être est-elle emmurée quelque part à Bagdad, continuant d’affoler les hommes et d’enivrer la mort.

(Marseille, novembre 2016)